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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | December 22, 2024















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Matthieu Blanchin, avide de grands espaces

20 mai 2021 |

BlanchinBien loin du récit introspectif et autobiographie, Matthieu Blanchin a pris la mer en compagnie du Commodore Anson dont l’épopée au milieu du XVIIIe siècle l’a fasciné. Avec son complice scénariste Christian Perrissin, il a donc brossé le périple du marin anglais autour du monde, par delà le cap Horn et jusqu’en Chine, voyage mal préparé et qui tourna au désastre humainement parlant – alors que financièrement, l’opération ne fut pas si mauvaise. Un travail colossal à partir de carnets de bord d’époque qui a engendré le très bel album Le Voyage du Commodore Anson chez Futuropolis, que le dessinateur détaille pour BoDoï. Lui qui n’avait jamais vraiment dessiné de bateaux…

Comment est née l’idée de votre BD ?

blanchin-anson-carteC’était quelques mois avant la sortie de Quand vous pensiez que j’étais mort, en 2014. Sur France Culture, je suis tombé sur l’émission de Marie-Hélène Fraïssé, qui était dans une librairie du voyage à Paris, et parlait des éditions originales de carnets de voyages. Quand je tombe sur Marie-Hélène Fraïssé, je garde l’antenne car elle est souvent passionnante. J’arrivais à la fin de l’émission, et elle dit au libraire : « Nos auditeurs n’auront pas tous forcément les moyens de s’acheter une édition originale des carnets de voyage que vous vendez, il faut dire que ça peut atteindre des sommes extraordinaires. Pouvez-vous leur conseiller deux ou trois rééditions ? Le libraire a cité trois livres, et le nom de Anson m’est immédiatement rentré dans les oreilles : je me suis jeté sur son récit, publié aux éditions Utz. On en a parlé avec Christian Perrissin et on a commencé à bosser dessus. Notre éditeur chez Futuropolis, Sébastien Gnaedig, s’est également passionné pour le sujet. En bibliophile, il a acheté une des éditions originales des carnets du voyage de Anson datant de 1748, rédigée par Walter, le chapelain du bord, ce qui nous a permis de scanner les cartes et les gravures de les introduire dans le récit, en les travaillant sur la couleur, le cadrage.

blanchin-anson-verreQuelles ont été vos sources ?

J’ai lu le livre de Walter, un récit de 500 pages. C’était le chapelain de l’expédition. Tout au long du voyage, il se retrouvait avec Anson, il prenait des notes, sans savoir que le lieutenant Saumarez tenait lui aussi un journal de son côté, avec sa vision à lui. Ce qui a été très précieux pour nous. Nous avons croisé les sources pour mener un récit qui, en fait, est fondé sur deux histoires parallèles. Il y a le récit principal, qui est issu du texte de Walter, avec parfois des voix off, mais surtout la bande dessinée qui met en scène des moments clé du voyage. Puis, petit à petit, le récit de Saumarez s’immisce : c’était quelqu’un de très timide, qui avait une réputation de « grand sensible » dans la Royal Navy et cette expédition est un véritable enjeu pour lui, il veut faire ses preuves devant le danger. Il se trouve que ça a marché pour lui.

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Pourquoi votre héros est-il demeure un inconnu de l’Histoire ?

Anson, c’est vrai, reste méconnu en dehors de l’Angleterre, et même par ceux qui connaissent bien l’Histoire de la marine. On a notre hypothèse avec Christian Perrissin. En relisant et en creusant le récit original, on s’aperçoit que l’essentiel de l’expédition est une catastrophe annoncée. Pendant plus de trois ans ! Et tout le monde le sait, Anson lui-même. C’est que la préparation de la flotte subit de nombreux aléas. Anson passe le cap Horn dans des conditions effroyables. Il voulait douze navires, il n’en obtient que huit. Les soldats ne sont pas les meilleurs : le roi Georges II n’avait plus de troupes fraîches à confier à Anson, alors celui-ci est allé chercher ses militaires parmi les invalides, retraités à l’hôpital de Chelsea ! Seuls 188 hommes survivent au périple, sur 2000 au départ. Ils défilent d’ailleurs dans les rues de Londres sous les hourras de la foule, même Voltaire et Rousseau en ont entendu parler. Plus tard, on retrouvera environ 500 autres survivants, qui avaient fait naufrage pendant le passage du cap Horn.

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Anson n’est pas à la tête d’une expédition d’exploration, mais d’une mission militaire qui s’avère catastrophique pendant les premiers mois, à cause de l’hécatombe d’hommes provoquée par les maladies, et les errances de la flotte – dues à l‘impossibilité de se situer précisément selon la longitude sur le globe. Sur le plan financier, en revanche, l’expédition sera un grand succès, les trésor acquis, d’une valeur éblouissante ! Moi, je m’y suis intéressé car ce sont les évènements qui mettent à l’épreuve les hommes, et qui révèlent les caractères, notamment ceux très humains d’Anson et de Saumarez, dans leurs forces et dans leurs faiblesses. Anson a accepté que le chapelain le décrive dans ses moments d’abattements, et cet aspect humain nous a particulièrement intéressés. Anson interdit, par exemple, à ses hommes de violer les prisonnières et de se livrer à des sévices sur les prisonniers espagnols. C’est insensé, à l’époque !

blanchin-anson-masterVous avez le souci majeur de rester fidèle à l’Histoire.

C’est la crédibilité qui nous intéresse. C’est comme pour notre portrait de Martha Jane Canary chez Fururopolis. Nous voulions essayer de comprendre comment ces gens vivaient. Dans quel contexte et avec quels horizons mentaux. C’est pour ça qu’on développe un petit peu au départ l’ambiance politique entre les États. On est tombé sur des historiens qui parlent de « Première Guerre mondiale sur les océans », car toutes les grandes nations se retrouvent sur les mers, tout autour du globe, c’est le temps des spoliations qui accompagnent les colonisations. Au moment de la gestation de ce livre, je me suis retrouvé un jour dans le train à coté de Jean-Philippe Stassen. En parlant, il m’a conseillé de lire le livre de l’historien Sylvain Venayre : La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940. L’aventure est un concept très moderne : un mélange entre les catastrophes et les moments de grâce reconstruits culturellement. Nous avons aussi été inspirés par le film Master of Commander de Peter Weir, qui est librement inspiré de l’histoire d’Anson, et transposé quelques décennies plus tard. L’aspect historique nous importe, pour être crédible, et pas à côté de la plaque.

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L’idée de retravailler avec Christian Perrissin est-elle apparue comme une évidence ?

Christian se rendait compte de la somme de travail, moi, pas trop. C’est un univers que je ne connaissais pas et qui avivait ma curiosité par là-même, je me suis engouffré là-dedans de manière aussi naïve qu’enthousiaste. Christian voyait bien que, côté dessin, j’allais être confronté à de grandes difficultés : 8 vaisseaux, 2000 hommes… Pendant plusieurs semaines, il m’a testé. On est ensuite parti sur deux livres de 150 pages. Vu mon rythme de travail, l’éditeur a dit qu’il craignait que le deuxième album ne sorte trop tard. Perrissin a dû reprendre sa structure de récit, cela a représenté un travail gigantesque.

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Il faut dire que Christian fournit un scénario très détaillé : moi, quand je le lis, je suis comme au cinéma ! Puis, je dessine un storyboard. Et on repart de cette matière. Quitte à recouper, car je suis souvent trop long. Il a donc créé quelque chose qui tenait en un album one-shot, plus volumineux que 150 pages mais moins gros que 300 pages.

Une fois cela défini, comment se déroule la collaboration ?

Après, il m’envoie des scénarios par paquet de 25-30 pages. Je dessine un découpage, un crayonné et pendant que je lui renvoie cette mise en scène storybordée, j’encre les précédents découpages validés ensemble… et ainsi de suite. On n’est jamais à court de travail et puis ça permet une certaine souplesse sur le scénario et sa possible évolution. À chaque séquence, il y a un thème dramatique fort à développer, et puis on ajuste. Pour Christian et moi, il ne manque pas grand-chose à notre BD, peut-être une scène qu’on aurait aimé ajouter vers la fin. La présence en Chine d’Anson dure 6 mois, et pour nous, cela est expédié en quelques pages… Pour des raisons éditoriales et de prix de l’album… Mais comme pour tous les livres, à un moment donné, il faut finir. Cela fait aussi partie du jeu.

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Quel est l’évènement que vous vouliez raconter alors ?

blanchin-anson-bateauÀ Canton, les Occidentaux sont perçus comme des arriérés. Anson n’arrive pas à parler à un vrai haut dignitaire, ce sont toujours des représentants. Il voulait notamment s’adresser au gouverneur général pour le port de Canton. Anson ne rencontrait que des sous-fifres. C’était vital qu’Anson reparte avec des vivres et de l’eau, il avait donc besoin de traiter avec les Cantonnais. Pour cela, Anson doit se faire passer pour un navire marchand car on n’attribuait pas de vivres à un navire de guerre sans impôt. L’enjeu est donc majeur. Les contrôleurs chinois le soupçonnent fortement de ne pas être un navire marchand, à raison. Cela traîne des jours et des jours, et puis il y a des réparations à faire. Un jour, Canton prend feu, et c’est la catastrophe car toutes les habitations de bois s’enflamment très rapidement. Là, Anson a une intuition. Sur ses navires, il a des charpentiers qui ont la méthode pour arrêter ce feu incontrôlable. Ils vont abattre des rangées de maison pour éviter la propagation, en créant des allées assez larges. Par reconnaissance, les Chinois vont donner de l’eau et des vivres. Du coup, je regrette un peu de ne pas avoir pu dessiner l’incendie.

Y a-t-il eu des difficultés rencontrées dans le dessin ?

J’ai un carton rempli de dessins de bateaux…ratés ! Christian, un connaisseur et un passionné de marine, m’a vraiment dirigé sur ce point. Par exemple, il m’a repris sur le fait que les bateaux s’enfonçaient profondément dans la mer, et que cette impression devait davantage être figurée. Les miens semblaient un peu trop flotter à la surface au départ, alors qu’ils sont lestés même quand il n’y a pas de chargement. Je crayonne beaucoup, je reprends beaucoup au blanco et je reporte à la photocopie sur un Canson pour la plupart des planches car la colorisation devient impossible avec toutes ces reprises qui plastifient mon papier. C’est Tardi qui a utilisé cette méthode, paraît-il, pour Jeux pour mourir. Du coup, je me suis dit que j’y avais droit ! C’est le résultat qui compte, n’est-ce pas ?

Y a-t-il eu une volonté de faire un « beau » livre ?

blanchin-anson-seigneurOn ne pensait pas au départ à l’aspect « beau livre ». Vraiment pas. On était obsédé par le récit et on se prenait vraiment la tête sur comment raconter tel ou tel point. Je pense notamment au passage du cap Horn. Comment raconter l’action alors que tous les navires sont en train de se perdre en étant brutalement séparés par la tempête ? Nous n’avons pas pu tout englober. D’ailleurs, on a découvert plusieurs années après, des survivants qui ont vécu sur des îles au large du cap Horn. On aimerait bien raconter leurs histoires un jour en BD, mais ce sera pour plus tard ! Pour revenir sur la notion de beau livre, je pense que cette idée m’a habité seulement sur la fin : je travaillais dans les derniers mois sept jours sur sept. De janvier à juillet 2020, pendant le premier confinement. Trois dimanches seulement de pauses. J’ai accru la précision, j’ai dessiné 10 heures par jour. À la fin, ma main tremblait. Ce fut une grande aventure. Je n’avais jamais fait autant de couleur. Mais après Quand vous pensiez que j’étais mort, c’était une évidence et un renouveau : j’avais envie de grands espaces, de couleurs… C’est vrai que certains aspects, comme la reproduction de la carte des voyages d’Anson, avec la précision de ses voyages, permettent de faire de cette BD, un beau livre, sans compter le prodigieux et méticuleux travail de Maité Verjux et Didier Gonord au sein de Futuropolis pour la mise en forme finale du livre.

Vous évoquez votre précédent ouvrage, Quand vous pensiez que j’étais mort. Celui-ci apparaît comme très différent.

Le point commun restant le fait de traduire toute une palette d’émotions humaines très diverses par mon dessin, car mon plaisir du dessin, c’est de tenter par le mouvement de rendre sensible l’émotion, voire l’intériorité des personnages. Nous, les dessinateurs, nous n’avons jamais arrêté de dessiner depuis l’enfance. C’est une manière de modeler la matière de la vie. J’aime dessiner des choses que je n’ai jamais vues pour les explorer. L’Île au trésor de Pratt a été une véritable inspiration pour soutenir ce désir d’exploration avec un dessin en mouvement qui fait avancer l’histoire. Donc la vie, les émotions, les sentiments, sont autant de fils conducteurs dans mon travail, et certainement le point commun entre mes livres malgré leurs différences.
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Cela vous a-t-il donné envie de voyager ?

Certainement. Je suis adepte des voyages qui invitent à la méditation. Activité que je pratique régulièrement. Il est évident que pour se ressourcer en méditant, il peut être fécond d’être prise directe avec un lieu, en pleine nature ne serait-ce que pour mobiliser plus tard ces images et sensations. Cela m’est arrivé, il y a un an, lors d’un voyage fabuleux dans le désert du Sahara qui reste inoubliable. J’ai éprouvé tellement de sensations uniques pour la première fois. Du coup, dessiner le voyage d’Anson, ça me donne envie, vraiment envie de naviguer, par exemple, d’éprouver l’immensité de la mer…

Quels sont vos futurs projets ?

Un projet autobiographique d’abord, la reprise du Val des ânes. Puisque malheureusement l’éditeur Ego comme x n’existe plus, Futuropolis a décidé de le rééditer. Dans une version augmentée et un nouveau titre : Comment je suis pas devenu un salaud. J’ai également envie de travailler sur ma pratique des soins d’harmonisation énergétique, qui me tiennent à cœur depuis Quand vous pensiez que j’étais mort.

Propos recueillis par Marc Lamonzie

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Le Voyage du Commodore Anson
Par Matthieu Blanchin et Christian Perrissin.
Futuropolis, 252 p., 29 €, février 2021.

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