Maurane Mazars : « La clé, c’est la légèreté »
Née à Paris, passée par Genève et Strasbourg pour ses études, Maurane Mazars n’avait publié qu’un livre avant de se lancer dans un chatoyant pavé de 250 pages, Tanz!. Ou l’itinéraire d’un jeune danseur allemand, juif et homosexuel, à la fin des années 1950, qui quitte le carcan de la danse contemporaine européenne pour vivre son rêve de comédies musicales à Broadway. Entre roman d’apprentissage, fresque historique fascinante sur un New-York en pleine ébullition culturelle, réflexions sociétales et politiques sur le racisme, l’homophobie et l’appropriation culturelle, cette lumineuse bande dessinée réussit à ne jamais être pesante ou déprimante. Et même, elle donne envie de sourire de danser ! C’est rare et, rien que pour cela, ça valait le coup d’interroger Maurane Mazars sur la gestation d’une telle oeuvre, une des très bonnes surprises de la rentrée.
Comment est né l’album Tanz! ?
J’ai commencé à l’écrire en master à la Haute École des Arts du Rhin (ex-Arts décos de Strasbourg), à un moment où je ne me sentais pas vraiment à ma place. C’est une école qui pousse une certaine pratique de l’illustration, assez avant-gardiste, et je ne m’y retrouvais pas totalement. J’ai donc appuyé là où je me sentais mieux, à savoir le dessin du corps en mouvement. Je suis allée naturellement vers la danse, me suis intéressée notamment à Pina Bausch et aux comédies musicales – que j’adore – et l’histoire s’est construite peu à peu, en liant mon état d’esprit et mes recherches.
Tanz! est l’histoire d’un jeune danseur qui cherche sa place et en souffre parfois, mais elle est, malgré tout plutôt joyeuse et enlevée. Malgré votre état d’esprit d’alors.
C’est vrai que j’allais mal, j’étais très déprimée quand j’ai travaillé sur cette BD. Cependant, je ne voulais pas en parler, plutôt partir d’un personnage qui a vécu des événements très durs mais qui veut aller vers autre chose. D’une manière générale, je suis une pessimiste, je crois. J’avais sans doute besoin d’exorciser cela… J’ai pensé aux comédies musicales, celles qui donnent envie de taper du pied en rythme malgré soi. Je voulais que mon héros Uli vive et transmette cette sensation-là.
Quelles sources avez-vous utilisées pour dessiner les scènes de danse ?
J’ai toujours aimé regarder les gens danser, en boîte par exemple. Mais quand je mets à les dessiner, je me rends compte que je dessine des mouvements de torsion étranges… Ce n’est pas grave, mais pour Tanz!, j’ai préféré m’appuyer sur des références solides de peur de dessiner des choses impossibles ou des mouvements qui n’existent pas ! J’ai utilisé beaucoup de photos, de films, j’ai même découpé image par image une séquence d’un film de Bob Fosse. Et je suis allée voir autant de spectacle de danse que possible. J’ai aussi assisté aux répétitions ouvertes du Ballet de l’Opéral national du Rhin, où l’on peut observer quelque chose de rare : les danseurs qui s’étirent…
Aviez-vous de modèles côté BD ?
Polina de Bastien Vivès est une référence incontournable pour moi. Bastien Vivès dessine les corps avec une grande expressivité et une telle justesse ! Et forcément, son histoire d’artiste qui se pose plein de questions, ça m’a touché. Ce livre m’a beaucoup influencé pour Tanz!, mais pour mon premier livre aussi, Acouphènes.
Mais vous, vous utilisez la couleur directe.
Je travaille avec des pastels aquarellables qui ont l’avantage de sécher vite et donc d’apporter un aspect plus texturé. On a rapproché mon style de celui de Brecht Evens. Je comprends cette comparaison, mais ce n’était pas voulu. Quant à la palette de couleurs, je dois avouer que je n’ai pas respecté celle de l’époque : j’ai essayé, au départ, d’être dans des gammes plus réalistes, plus ternes donc, mais ça ne me plaisait pas car je préfère les couleurs plus saturées.
Vous distillez de nombreuses pleines pages sans parole, dans votre narration, et pas seulement pour les séquences de danse. Pourquoi?
Mon inspiration est davantage à chercher du côté du cinéma que de la bande dessinée. Ces grandes pages viennent en bonne partie de là : une grande scène, sans dialogue à lire, qu’on peut prendre le temps de regarder. Et puis, quand je lis des BD, je trouve souvent que ça va trop vite. Par ces images, je cherche à donner plus de temps et plus de silence.
Traumatismes de la Seconde guerre mondiale, homosexualité, racisme, recherche artistique, judéité, émergence de la Beat generation… Vous mêlez énormément de thèmes en un seul livre. N’avez-vous pas eu peur de vous disperser?
Si, bien sûr. L’écriture s’est faite petit à petit, mais la question de l’équilibre s’est rapidement posée. On se dit que ce n’est pas possible qu’Uli soit allemand, juif, artiste, homosexuel… Et pourquoi pas ? De nombreux chorégraphes ou compositeurs de Broadway à cette époque étaient des juifs européens émigrés… Et ils croisaient d’autres communautés, notamment les Noirs de Harlem. Je me suis posée la question de la limite entre le documentaire et la fiction, car j’aurais pu opter pour le premier. Mais je me considère comme une autrice de fiction : le pouvoir de la fiction est de donner une vision réaliste des événements, par une liberté de composition. Le plus important pour moi était de trouver l’équilibre entre tous ces éléments, réels et fictifs. Ne pas m’appesantir sur chaque chose, rester le plus fluide et organique possible. Et léger. La clé, c’était la légèreté.
À travers le personnage d’Anthony, danseur afro-américain, vous évoquez le sujet délicat de l’appropriation culturelle. Pourquoi ?
Anthony, qui est inspiré du danseur et chorégraphe Alvin Ailey, essaie d’expliquer à Uli que les Blancs ont pioché dans la culture noire, l’ont lissée pour la vendre au plus grand nombre, tout en excluant les Noirs de leurs productions. Le chorégraphe Jack Cole, qu’il cite, avait mis en avant le fait que la danse jazz popularisée à Broadway n’avait plus rien à voir avec la danse jazz noire originelle, elle n’était devenue qu’une danse commerciale. Il me semblait important de parler de l’appropriation culturelle, d’autant que c’est un sujet qui m’interroge beaucoup aujourd’hui – et j’ai très hâte de savoir comment les lecteurs vont réagir à cela. Plus largement, je me pose mille questions sur mon positionnement et les sujets que j’aborde : est-ce que je suis légitime à parler de racisme alors que je suis blanche ? est-ce que je peux mettre en scène un personnage juif en quête d’identité alors que je suis goy ?
Mais en tant qu’auteur, on doit pouvoir écrire sur n’importe quel sujet…
Je pense qu’on peut écrire sur tout, mais on doit se documenter un maximum pour ne pas faire d’erreurs historiques, et prendre un angle respectueux. Surtout, toujours se poser la question de qui on est pour représenter tel ou tel sujet. Almodovar au cinéma ou Jaime Hernandez en bande dessinée, avec Love & Rockets, sont deux hommes et pourtant ils ont réalisés de très beaux portraits de femmes. Être respectueux et pertinent, c’est l’essentiel selon moi. Ensuite, il y a l’investissement émotionnel. Par exemple, je pense que c’est bien qu’Anthony ne soit qu’un personnage secondaire, car je pense que ce n’est pas à moi – qui n’ai jamais été racisée – d’écrire son histoire…
Quels sont vos projets ?
Je pars sur complètement autre chose, une quête dans un registre un peu fantastique. Un genre qui me faisait peur jusqu’ici… Mais il faut bien se lancer !
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Tanz !.
Par Maurane Mazars.
Le Lombard, 250 p., 19,99 €, août 2020.
Images © Maurane Mazars/Le Lombard – Photo DR
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L’inspiration vient aussi de Matisse, non ?
La Danse, les couleurs de la BD qui rappelle la période marocaine de Matisse… et même la composition de certaines cases font penser à ce peintre.
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