Merwan et Dedola « en mission pour les jeunes »
Sous ses allures de polar classique et parfois déjà vu, Jeu d’ombres parle des banlieues d’aujourd’hui comme rarement. De manière frontale, documentée mais pas misérabiliste. Car le diptyque imaginé par Loulou Dedola et mis en images par Merwan (le premier tome est sorti en septembre, le second est attendu pour janvier) n’est pas qu’un divertissement tendant à dépoussiérer le thriller français contemporain. C’est un cri du coeur, un message rageur, un manifeste politique presque, appelant à porter l’idéal républicain français haut et fort comme rempart contre le développement de l’islam radical et la propagande d’extrême droite. Rencontre avec deux auteurs investis d’une mission.
Cengiz, votre héros, réussit ses études, désamorce des émeutes en banlieue, monte une association, discute avec les politiques… N’est-il pas trop parfait ?
Loulou Dedola : Bien sûr ! Mais il est là pour servir d’exemple pour les jeunes. Il incarne la voix de ceux à qui on ne donne jamais la parole. Il est Turc, une communauté pourtant nombreuse en France et qu’on n’entend presque jamais. Il vit en banlieue, il est kémaliste, républicain et laïc : c’est important qu’un tel garçon tienne ce type de discours, qui repousse la religion dans la sphère privée. Il faut aider les Cengiz ! Sinon, on a perdu, et on laisse la banlieue aux islamistes.
Merwan : Ou aux truands à la Scarface. Il y a tellement peu de représentations de banlieusards, en BD comme ailleurs, qu’on ne peut pas laisser passer l’occasion de montrer autre chose. J’ai suivi Loulou là-dessus pour servir sa cause.
Quelle cause ?
M. : Quand Loulou m’a proposé son scénario, j’ai accepté de le lire et d’en discuter, tout en sachant que j’étais débordé par ailleurs et que je n’aurais pas le temps de le faire. Mais il m’a convaincu en me disant qu’il fallait le faire pour les enfants, pour les petits frères. Pour leur donner un modèle positif, un véritable exemple.
L.D. : On est en mission pour le Seigneur, comme disaient les Blues Brothers ! Enfin, si ce n’est pour le Seigneur, on est en mission pour les petits. La jeunesse de France s’ennuie et on ne peut pas se contenter de ce qui lui est proposé, entre ceux qui prônent un classique islam « modéré et respectueux » et ceux qui exacerbent les thématiques identitaires. Il y a une autre voix, républicaine, qui reste inaudible. Nous voulons donner la parole à ces gens.
M. : Sortir Jeu d’ombres est un engagement.
L.D. : Et il n’y a sans doute qu’en bande dessinée qu’on peut aborder toutes ces thématiques avec une telle liberté de ton. Au cinéma, à la télé, ce ne serait pas possible, il y a trop d’argent en jeu, les professionnels sont plus frileux.
Mais faire de Cengiz un jeune homme si bien sous tous rapports ne risque-t-il pas de décrédibiliser le personnage ?
L.D. : Attendez le tome 2 ! C’est là que va intervenir son frère Sayar, le méchant. Ils sont indissociables, comme les deux faces d’un même personnage.
M. : On le perçoit dans les couvertures des deux tomes. Sur celle du premier, Sayar est dans le tiers sombre de l’image, dans l’ombre. Et dans les deux tiers au fond blanc, Cengiz est de face, sûr de lui, il tient le volant. Sur la couverture du tome 2, le rapport est inversé. Dans le tiers clair, Cengiz court, en panique. Dans les deux tiers sombres, c’est Sayar qui a pris les choses en mains. Avec un flingue.
Vous avez en effet choisi de faire de Jeu d’ombres un polar aux ressorts assez classiques, avec deux frères ennemis, une belle vénéneuse…
L.D. : Oui, car on est aussi là pour le divertissement. L’intrigue est effectivement classique, et pourrait être transposée dans n’importe quel milieu. Elle nous permet de servir nos thèmes. Avec Merwan, on est des fans de Sergio Leone, et Jeu d’ombres, c’est un peut notre Le Bon, la brute et le truand. Le bon Cengiz, la brute Sayar et le truand Viviane, une femme fatale machiavélique qui s’investit en politique…
M. : Un de mes personnages préférés, c’est Bilaïl. Il représente avec humour la misère sexuelle de banlieue, comme il le souligne en disant à son copain Cengiz qu’il a de la chance d’aller à la fac, car là-bas au moins il peut rencontrer des filles. On dit toujours que les gens veulent à tout prix sortir de leur banlieue, mais la plupart d’entre eux demandent juste à y vivre bien.
Pourquoi avoir choisi de travailler en aquarelle ?
M. : J’aime l’aquarelle, mais je n’avais jamais osé franchir le pas pour une longue BD. Car c’est une technique délicate et il faut tenir la distance ! Je trouve que l’aquarelle apporte un grain, un volume concret qui sied à cette histoire, car on est au-delà de la simple représentation. On gagne en ambiance, en présence, on accentue les expressions. Et on ne perd rien avec la mise en couleurs numérisée par dessus.
L.D. : J’ai choisi Merwan car je savais qu’il serait sensible à mes thématiques et surtout qu’il saurait incarner tous mes personnages. Je ne me suis pas trompé.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Jeu d’ombres #1
Par Merwan et Loulou Dedola.
Glénat, 14,95 €, septembre 2016.
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