Mezzo et Dupont, habités par le blues
D’un destin mythique et peu documenté, il font un récit humain, envoûtant. Mezzo (le dessinateur du Roi des mouches) et Jean-Michel Dupont livrent dans Love in vain le parcours du bluesman Robert Johnson. Un somptueux album en noir et blanc, au trait splendide et au rythme entêtant.
Quel goût cultivez-vous pour le blues ?
Jean-Michel Dupont : Je l’ai découvert à l’âge de 13 ans, via un exposé que je devais préparer en classe. Comme j’étais un peu cancre, je m’étais mis avec le premier de la classe, dont le père était un passionné de jazz et de blues, propriétaire d’une incroyable collection de vinyles. C’est comme ça qu’il m’a transmis le virus… Rapidement j’ai acheté les classiques du genre, et me suis mis à la guitare. L’instrument doit être habité, rappeler la voix humaine. C’est ce qui fait la grandeur de B.B. King ou de Skip James.
Mezzo : De mon côté, je me suis mis à écouter du blues sur le tard – j’étais plutôt féru de rock, mais les musiques que je préférais étaient teintées de blues et de rythmes afro-américains. En lisant, dans des interviews, que Keith Richards et Led Zeppelin s’y référaient, je m’y suis plongé. Sa grammaire est très simple, mais il nécessite une grande et fine expressivité. Il n’y a rien de pire que du blues mal joué… Il ne permet pas de se cacher derrière la technique et l’intensité.
Pourquoi vous intéresser à Robert Johnson ?
J.-M. D. : Ce dandy est devenu un héros légendaire : le pacte avec le diable, une vie sulfureuse, un décès par empoisonnement à l’âge de 27 ans [il fait partie du « club des 27 », ces personnalités mortes au même âge, comme Jimi Hendrix, Janis Joplin, Kurt Cobain ou Amy Winehouse]… Il y a engouement d’un public jeune pour ce personnage romanesque, ce rebelle « sex, blues and booze [boisson alcoolisée] »… Ce rebelle a pris la route pour ne pas travailler dans les champs de coton, dans la tradition du « déviant » qui refuse le système ségrégationniste du Sud des États-Unis. À travers lui, on voulait raconter l’histoire de tous les bluesmen, un archétype.
M. : Johnson n’est pas mon bluesman préféré, je préfère la primitivité de Fred McDowell, par exemple. Mais j’ai essayé de l’habiter, de « prendre sa peau ». Quand on dessine, on est aussi acteur. J’ai joué cet homme, et j’ai fait la même chose pour une femme, une chaise ou une guitare…
Avec vous, le pacte qu’il passe avec le diable, central dans sa mythologie, reste au second plan…
J.-M. D. : Nous avons voulu déconstruire cela. Le pacte avec le diable n’est pas l’apanage de Robert Johnson : d’autres musiciens, de la première génération du blues, ont aussi été taxés de cela. Par ailleurs, cette légende vient moins de la tradition chrétienne que de la tradition africaine. Un mélange « southern gothic », culture superstitieuse du Sud des États-Unis mêlant le vaudou ou les croyances celtiques…
Comment avez-vous « travaillé » Robert Johnson ?
M. : Le raconter est un challenge, car nous disposons de très peu d’éléments sur lui. Deux photos, des rapports oraux. Notre but était de lui laisser ce mystère, une dimension fantomatique. Et de parler d’un pauvre homme du Sud au moment de la Grande Dépression. Un humain comme vous et moi, avec des défauts.
J.-M. D. : Les récits le concernant sont contradictoires, nous les avons donc mis en scène au conditionnel. Nous avons affiné les ressorts psychologiques, montré une enfance chahutée, sans père – ce qui était commun à l’époque –, un mariage qui se finit tragiquement… Un musicien pas si bon qui apprend à jouer comme un dieu. Johnson avait l’oreille absolue, mais travaillait énormément ses morceaux, jusqu’à obtenir ce qu’il voulait.
Pourquoi vous attaquer ensemble à cette histoire ?
M. : On se connaît depuis trente-cinq ans. J’ai eu mes premiers boulots en dessin grâce à lui, dans la presse rock au début des années 1980. J’étais musicien à l’époque, mais mes projets n’ont pas abouti. Il m’est essentiel de bosser avec des gens que je connais, j’ai horreur du « parachutage » sur un projet. Pour me séduire, il faut du temps ! Après, on ne travaille pas ensemble juste parce qu’on est amis, mais parce qu’il est bon. Notre relation est franche, directe.
J.-M. D. : Nous contrôlons chacun notre domaine, mais nous discutons. La mise en scène se fait à deux.
M. : Nous réfléchissons beaucoup aux mots et au dessin avant de les poser sur la feuille.
Comment avez-vous travaillé ?
J.-M. D.: Je me suis beaucoup documenté sur le personnage et son contexte. Puis nous nous sommes vus, nous avons discuté de la manière d’organiser les fragments connus de la biographie de Johnson.
M. : C’est un livre très illustratif, assez littéraire. Ma compagne et moi en avons fait la maquette. Je ne laisse rien faire à la maison d’édition ! À chaque cadeau correspond un emballage, à chaque album un papier. Le format à l’italienne correspond à une envie de cinemascope. Nous voulions faire comme dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton. Vous avez déjà vu du cinéma en hauteur ? Là, nous pouvons adopter un rythme différent, faire des sauts de puce à travers les anecdotes.
Quels sont vos projets ?
J.-M. D. : Nous réfléchissons à un projet commun, mais il n’est pas assez engagé pour le détailler. Je travaille avec Eddy Vaccaro sur Les Gueules rouges, autour d’une rencontre entre mineurs et peaux rouges au début du XXe siècle.
M. : Nous participons à une exposition à Angoulême autour du blues. Et la trilogie du Roi des mouches vient de sortir en édition limitée et numérotée, en plus grand format.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
————————–
Love in vain
Par Mezzo et Jean-Michel Dupont.
Glénat, 19,50€, le 24 septembre 2014.
Images © Glenat / Mezzo / Jean-Michel Dupont.
Photo © Saddri Derradji.
—————————
Publiez un commentaire