Michel Kichka déboulonne en douceur la statue de son père, survivant des camps
« Tu es ma revanche sur Hitler », lui disait son père quand il était gamin, sans pour autant lui expliquer l’horreur qu’il avait vécue à Auschwitz. De cette relation complexe avec son géniteur, Michel Kichka a tiré Deuxième génération, un livre gonflé, drôle et sensible à la fois. Dans lequel il relate des choses intimes : notamment comment son père Henri, après le suicide de l’un de ses fils, voit soudainement sa parole se débloquer. Le voilà devenu un « témoin », écumant les écoles pour raconter la Shoah, accompagnant des groupes dans les camps, rédigeant un livre. Une transformation qui n’est pas sans conséquences pour son entourage… Désormais installé en Israël, Michel Kichka était de passage à Paris pour la sortie de son album.
Qui est votre père, Henri Kichka ?
C’est un homme qui a beaucoup souffert, et n’a pas pu parler de ces souffrances, comme beaucoup de sa génération – car ceux qui revenaient des camps et tentaient de raconter, on ne les écoutait pas. De mon côté, je ne me rendais compte de rien : il m’a transmis son goût pour le dessin, était terriblement aimant, nous a beaucoup maternés. Il considérait ses enfants comme une revanche, une victoire sur les nazis. Et avait tout à fait conscience qu’il avait été voué à disparaître, que sa survie était une erreur du système. Mais je n’ai jamais osé l’interroger sur les camps – je me demandais si ça avait un lien avec les camps d’été où j’allais… -, je sentais que ce terrain était extrêmement délicat. Il achetait tous les livres possibles sur la Shoah, pour tenter de la comprendre. Et moi je les feuilletais en secret. Je savais qu’il avait perdu sa famille, mais pas de quelle façon. Ce silence était très pesant, nous empêchait de poser des questions. Je faisais des cauchemars où mon père était mangé par des bergers allemands, pendu, abattu d’une balle dans la nuque…
Que s’est-il passé après le suicide de votre petit frère Charly ?
Mon père a vécu ce qu’on pourrait appeler un « refoulement automatique » : confronté à la mort pour la première fois depuis sa libération, toutes les images accumulées pendant la guerre sont ressorties d’un coup. Il s’est mis à parler, est devenu un « témoin », accompagne des visiteurs à Auschwitz et raconte son calvaire dans des écoles. Il a même écrit un livre [Une adolescence perdue dans la nuit des camps, aux éditions Luc Pire], à 75 ans.
En quoi cela a-t-il modifié sa personnalité, et donc votre relation ?
Témoigner est devenu un travail à temps plein pour lui. Il a reçu des milliers de lettres d’élèves, a été décoré dix-huit fois, s’est vu reconnu comme héros de guerre. Il est passé du statut de victime – ce que j’ai connu durant toute mon enfance – à celui de héros de la Shoah. Mon père n’a jamais oublié ses proches, mais cette libération subite de la parole l’a amené à vivre dans le passé. Au point que je n’en pouvais plus, d’entendre ce survivant… Aujourd’hui, ça ne me fait plus rien. J’ai 57 ans, j’ai mûri, et je ne suis plus en colère.
Vous avez toutefois voulu raconter votre frustration.
Je ne souhaitais pas chagriner mon père en faisant cela, mais j’avais besoin de m’exprimer. Ma génération – la deuxième, qui donne son nom à l’album – s’est obligée à se conduire de façon irréprochable, pour ne pas peiner des parents qui avaient tellement souffert à cause de la Shoah… J’ai fait ce livre parce que je pensais que ma petite histoire personnelle pouvait avoir une résonance un peu plus universelle. D’ailleurs, des gens de cette deuxième génération m’ont remercié, disant qu’ils partageaient mon sentiment.
Pourquoi être parti vivre à Jérusalem, tandis que vos parents restaient en Belgique ?
C’est une question que j’ai choisi de ne pas aborder dans ma bande dessinée, car la réponse risquait d’être longue et de politiser le livre. Bien que je ne sois ni pratiquant, ni croyant, j’ai tout simplement senti que mes racines étaient là-bas. Depuis mon premier voyage en Israël, à l’âge de 15 ans, je savais que j’allais y vivre.
Comment réalise-t-on une bande dessinée sur un père survivant des camps après Maus d’Art Spiegelman ?
Ce ne fut ni une ombre, ni un poids, ni une référence : contrairement à moi – qui ai axé mon récit sur les difficultés relationnelles -, Art Spiegelman a consacré une grande part de son livre au discours de son père ; son but était de le faire parler. J’ai découvert Maus par hasard dans une librairie de Jérusalem, il y a 25 ans. J’avais été scotché, ému, admiratif. À l’époque, mon père n’avait pas encore parlé. J’étais illustrateur et dessinateur de presse, et je savais que j’avais envie de faire une bande dessinée, un jour. Mais je n’avais pas encore assez de matière pour la nourrir. Je serai très flatté si les lecteurs jugent que Maus et Deuxième génération sont des livres complémentaires.
Pourquoi la bande dessinée ?
À Jérusalem, j’enseigne aux Beaux-Arts, je suis dessinateur de presse, illustrateur de livres pour enfants, et actif dans l’association Cartooning for peace, fondée par Plantu. J’ai grandi en Belgique avec pour socle culturel la BD franco-belge, mais je n’ai jamais pris le temps de me poser pour faire un livre. Avant de me lancer dans Deuxième génération, je n’avais jamais écrit de scénario long. Je me trouvais au pied d’une montagne à escalader, sans savoir vraiment comment m’y prendre.
Comment avez-vous procédé ?
J’ai décidé de faire cet album alors que mon père était toujours en vie – il a aujourd’hui 86 ans -, pour lui écrire ce que je n’ai pas su lui dire. Seulement, mon style étant rond, souriant, classique, je n’étais pas sûr d’être le bon dessinateur pour cette histoire. Mais comme je voulais qu’il y ait de l’humour et de l’air dans mon livre, je me suis lancé. Grâce à mon collègue Jul, je suis entré en contact avec Dargaud. L’éditrice Gisèle De Haan m’a beaucoup accompagné. Elle m’a aidé à dialoguer davantage mon histoire, à ordonner mes anecdotes, à mettre en forme dix années de notes.
Pourquoi le noir et blanc ?
C’était en lien avec les anciennes photos de famille et celles des camps. Je voulais dessiner mon enfance en noir et blanc, et le reste en couleur. Mais mon éditrice trouvait que ce n’était pas nécessaire, alors j’ai abandonné le filet de sécurité qu’est la couleur. Cela m’a obligé à me lâcher et à être plus inventif dans le dessin.
Comment a réagi votre père à la lecture de Deuxième génération ?
Quand j’ai commencé à réaliser l’album, je lui en ai parlé. Il a compris que j’allais me baser sur ma propre vie, et a refusé de voir les pages avant publication. En janvier, quand une date de sortie a été fixée, je lui ai expliqué par lettre – il n’aime ni parler au téléphone, ni échanger par mail ou fax – ce qu’il contenait. C’était délicat, mais j’étais sûr d’avoir pris la bonne décision. Il a reçu Deuxième génération à Bruxelles, alors que je n’étais pas là. Je sais que ça a été un choc pour lui, qu’il a été gêné par ce déballage intime. En même temps, il était ravi que tout le monde vienne lui en parler, en bien. J’espère qu’il comprendra que c’est un hommage empli d’amour, et de douleur aussi.
Quels sont vos projets ?
J’aimerais raconter l’histoire de ma relation avec Israël, et réaliser entièrement – texte et images – des livres pour enfants . Mais je sais désormais qu’il faut laisser maturer mon écriture, alors je me donne du temps.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Deuxième Génération – Ce que je n’ai pas dit à mon père
Par Michel Kichka.
Dargaud, 17,95€, le 30 mars 2012.
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Images © Dargaud.
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