« Monsieur désire? est un livre pro-féministe »
La création fut longue, mais le résultat est éblouissant. Le scénariste et coloriste Hubert a écrit pour la dessinatrice Virginie Augustin le projet qu’elle attendait, un long livre autour d’un personnage féminin fort, luttant pour sa liberté dans une société victorienne machiste, inégalitaire et moralisatrice. Sa relation complexe et tendue avec un jeune lord accro à la séduction et au sexe est plus que troublante, et fait de Monsieur désire ? un des meilleurs albums de 2016. Les deux auteurs reviennent sur la genèse de cette oeuvre ambitieuse et d’une rare finesse.
Comme est né cet album ?
Hubert : Au tout début, il y a quelques mots d’une chanson de Björk, Venus as a boy, que j’écoutais dans le métro. J’ai été attiré par cette inversion des caractéristiques masculin/féminin, et imaginé un garçon qui ne serait que séduction. Après, la création d’une histoire fonctionne comme un rêve, en passant de manière inexplicable d’une situation à une autre… Mais j’écris presque toujours pour quelqu’un et j’ai rapidement exposé mon idée à Virginie.
Virginie Augustin : J’ai rencontré Hubert, dont je connaissais et admirais le travail, au syndicat [la branche BD du Snac] dans lequel nous étions tous deux impliqués. Le scénario qu’il m’a proposé était si fin, si humain, si beau, qu’il m’était impossible de le refuser. De plus, il possédait un personnage féminin fort, ce qui m’a plu. Et comme j’avais envie de passer à une projet avec une pagination plus longue, où une histoire peut se développer, c’était parfait.
H. : La période victorienne, au début du règne de Victoria, m’est venue assez vite, et des références comme Valmont et Les Liaisons dangereuses aussi. Le personnage de Lisbeth est simplement né en opposition face à Edouard : elle est dans la présence et lui dans la parole.
Tout l’album réside dans ces personnages, dans leur relation complexe. A-t-il été difficile de les camper ?
V.A. : Le scénario d’Hubert ressemble davantage à un texte qui se lit d’une traite qu’à un synopsis très découpé. Les personnages se composent au fur et à mesure. Edouard est bien doté par la nature, en beauté, en intelligence, en fortune. C’est un dandy anglais, mais comme les figures de Hugh Grant et Colin Firth me sortaient par les yeux, je l’ai fait blond ! À l’inverse, Lisbeth est un personnage très terrien. Hubert l’avait décrite vraiment plus moche qu’elle n’est au final. J’ai mis beaucoup de temps à la trouver. Fidèle au principe, issu de mon travail dans le dessin animé, « qui peut le plus peut le moins », je suis allée très loin dans la caricature car je sais d’expérience que les aspects trop exagérés se perdent au fur et à mesure de la réalisation d’un projet. J’ai essayé un style disneyen, un style gros nez… Et au bout de ces longues recherches, j’ai fini par opter pour quelque chose de beaucoup plus simple. Elle est finalement plus banale que disgracieuse.
H. : J’avais imaginé Lisbeth moche, notamment car je trouvais que les personnages féminins dans les BD sont trop systématiquement des jolies filles. D’ailleurs, un éditeur à qui nous avions présenté le projet, a trouvé que ce serait mieux si l’héroïne était la mignonne Molly… Plus globalement, au départ de l’écriture, Edouard prenait toute la place. Mais petit à petit, Lisbeth a commencé à lui voler les scènes. Et plus lui se délitait au fil de l’histoire, plus Lisbeth gagnait de la force.
V.A. : Globalement, j’ai mis énormément de temps à trouver le style graphique de l’album. Je venais de dessiner Whaligoë, sur un scénario de Yann, qui se déroule aussi sous l’ère victorienne, mais plus tardivement que Monsieur désire ?. J’avais donc déjà réuni une partie de la documentation, mais je voulais un style différent. Ni caricatural ni réaliste… Après avoir longtemps travaillé au pinceau, j’ai tenté la plume. Mais, comme par le passé, ce fut un échec. Ce n’est pas mon truc ! J’ai fini par choisir le stylo Bic, plus adapté pour moi pour travailler des hachures, un trait délié et un encrage pas trop fermé. Parmi mes références graphiques, il y avait à la fois Gustave Doré et Sempé. Enfin, Hubert a accepté de faire lui-même la couleur.
En termes de mise en scène, Monsieur désire ? évoque le théâtre.
H. : Oui, c’est une petite pièce de théâtre, un quasi huis clos, avec un personnage qui parle trop et un autre trop peut… C’était une gageure pour Virginie de s’en sortir avec ça ! Mais dès que j’ai vu les dix premières pages, j’ai su que ce serait réussi.
V.A. : Souvent, quand j’attaque une bande dessinée, j’ai le cinéma en référence, et ici, effectivement, c’était le théâtre. La maison est un décor, pas anecdotique mais presque, l’important réside dans les dialogues. Hubert avait des intentions très lisibles dans son texte, mais m’a laissée libre de découper l’action et d’organiser mes cases.
H. : Le découpage est véritablement un terrain de jeu commun. Ce sont des allers-retours permanents et passionnants, afin que les intentions du texte et des dialogues soient bien présentes.
V.A. : Là encore, c’est un travail de positionnement, de jeu des personnages, comme au théâtre. Dans le but d’être précis dans les émotions et de ne jamais perdre de vue l’intention principale de chaque scène.
En tant que scénariste, est-ce un plaisir ou une galère d’écrire des dialogues si longs et littéraires ?
H. : C’est très agréable, car ça vient tout seul. Habituellement, et c’est finalement plus complexe, je me force à « sous-écrire », car des dialogues « trop écrits » risquent de freiner la lecture. Ici, il est logique qu’Edouard s’exprime ainsi. Il fallait en revanche faire attention au texte de Lisbeth, qui ne pouvait pas parler de la même manière.
V.A. : Au fur et à mesure, la pose d’Edouard devient fatigante. Il est tellement sûr de lui, il veut tellement choquer pour choquer, que sa posture ne fonctionne plus. L’exaspération qui point chez Lisbeth doit arriver chez le lecteur également.
Et comment mettre en scène les nombreuses scènes de sexe, qui sont toujours contées par la bouche d’Edouard ?
V.A. : Nous avons longuement discuté cela…
H. : Une des premières pistes pour moi était de faire un livre érotique victorien dans l’ombre d’un téton qui pointe ! Mais Virginie n’était pas d’accord.
V.A. : Si on ne dessinait pas les « exploits » dont Edouard se vante, on ne serait jamais sorti de son salon ! De manière générale, dessiner le sexe – ce que j’ai abordé dans le collectif Premières fois – m’intéresse car je trouve le genre érotique extrêmement difficile.
H. : Le plus important était de conserver un équilibre entre ce qu’il était nécessaire de montrer et ce qui n’avait pas besoin de l’être. Par exemple, quand Edouard évoque son fantasme homosexuel avec un grand noir, Virginie avait d’abord dessiné cet homme de manière très frontale avec un son sexe turgescent au milieu de la page. Ce n’est pas un dessin comme cela qui va me choquer, mais nous avons décidé d’être plus allusif pour ne pas arrêter la lecture sur un « détail ». L’important dans le livre, c’est ce qui se dit.
Cette histoire de domination, maître/servante, masculin/féminin, riche/pauvre a des échos très actuels.
H. : Oui. Dans cette société anglaise du début du règne de Victoria, on assiste à un retour à une certaine moralité, une bienséance des mœurs contre laquelle s’insurge Edouard, toujours avide de provoquer. Et aujourd’hui, on assiste à un nouveau retour de cette morale, matérialisé par exemple par la Manif pour tous, avec un rôle réduit pour les femmes, dans une société plus globalement ultra verrouillée et inégalitaire. À l’époque de Monsieur désire ?, une loi poussait les pauvres à être enfermés dans des workhouses pour y travailler gratuitement, s’il voulait toucher les aides sociales. Ce type de discours revient aussi chez nous aujourd’hui…
V.A. : Lisbeth porte en elle beaucoup des problématiques des femmes de son époque. Elle est seule, déracinée, elle n’a que son travail. Dessiner un tel album n’est pas pour moi un acte féministe, mais je pense qu’il est important pour dire ce qu’est une femme. Car si nous sommes à peu près libres depuis à peine 50 ans – et encore, pas toutes ! –, il faut toujours lutter pour faire respecter nos droits.
H. : Je ne sais pas si Monsieur désire ? est un livre féministe, mais il est évidemment pro-féministe. Le personnage de Lisbeth incarne ces femmes se débattant face à son environnement. Les filles comme elles étaient en général d’abord employées dans des maisons de campagne et les riches citadins faisaient appellent à elles car, d’une part les filles nées en ville étaient considérées comme naturellement vicieuses, et d’autre part, les campagnardes étaient trop loin de leur famille pour songer à voler pour elle. Elles devaient être entièrement au service de la famille qui les employaient et ne devaient pas se marier pour conserver leur emploi. Et si jamais elles portaient un enfant hors mariage, c’était la fin de tout.
Combien de temps avez-vous travaillé sur le livre ?
V.A. : Deux ans et demi… J’avais tellement peur de trahir, de ne pas tenir la route pour cette histoire tellement parfaite, qu’il m’a fallu du temps pour prendre confiance.
H. : Quand on est scénariste, il faut être patient ! Il faut dire aussi que quand Virginie a accepté de travailler sur cette histoire, elle venait aussi de signer pour les deux tomes de Whaligoë chez Delcourt, ce qui a repoussé notre collaboration. Mais ce temps de maturation a fait décanter les choses. De manière générale, j’ai toujours plusieurs histoires en cours, que je laisse volontairement dormir dans un coin. Le temps de les oublier un peu, de les fantasmer. Et quand je les reprends, je vois si elles vivent encore et je peux avancer pour tenter de les faire coller au fantasme. Le temps est primordial en écriture.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
H. : Sur mon livre au temps de maturation le plus long, puisque j’ai commencé à l’écrire il y a 20 ans ! Ce sera un gros bouquin de 200 pages, une sorte de polar gay sexuellement très explicite, très pulsionnel. C’est en voyant le film L’Inconnu du lac, qui évoque des éléments proches de mon histoire, que je me suis dit qu’il était temps de mettre en forme ce projet. C’est Paul Burckel qui le dessinera.
V.A. : Pour moi, ce sera une bande dessinée écrite par Kid Toussaint, sur les gangs de filles qui sévissaient à Londres au début des années 1920. Alors qu’elles avaient remplacé les hommes partis à la guerre en 14-18 dans de nombreuses strates de la société, les femmes avaient aussi infiltré le milieu du crime…
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Monsieur désire ?
Par Virginie Augustin et Hubert.
Glénat, 17,50 € (39 € en version luxe noir et blanc), septembre 2016.
Images © Hubert/Augustin – Glénat ; Photo de Hubert © Chloé Vollmer-Lo
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