Morgan Navarro, conteur éveillé
Merlin est un jeune père à bouts de nerfs. Son fils Samo ne fait pas encore ses nuits et lui rend la vie impossible. En désespoir de cause – et contre l’avis de sa compagne, il décide d’avoir recours aux services de l’Endormeur, énigmatique personnage coiffé d’un chapeau pointu. Mais lorsque ce dernier s’évanouit dans la nature, laissant sa progéniture sans connaissance, il n’a d’autre option que de passer de l’autre côté du miroir pour se lancer à sa poursuite… À peine sorti du monde médiéval-fantastique du premier tome, le voici propulsé dans le « monde religieux », où le guettent des dangers bien plus terribles encore… Morgan Navarro, l’auteur de cette fable des temps modernes, revient avec nous sur l’univers (ou plutôt les univers) de L’Endormeur, à mille lieues de ceux des précédents livres, Flipper le flippé ou Teddy Beat…
Comment êtes-vous venu à la bande dessinée?
Enfant, je lisais beaucoup de BD, assis par terre dans les magasins, et j’ai très tôt voulu en faire mon métier. Poussé par mes parents, j’ai fait des études d’architecture, mais ça m’a vite saoulé. J’ai ensuite bossé pour le web, où je faisais des animations en flash… C’est à ce moment que j’ai découvert des auteurs comme Robert Crumb, et surtout Lapinot de Lewis Trondheim. Petit à petit, je me suis décidé à me lancer. J’ai rencontré Les Requins Marteaux à Angoulême: j’ai publié quelques planches bien trash dans les pages de Ferraille, avant de leur proposer Flipper le flippé, qui est paru chez eux en 2001. Plus tard, j’ai rencontré Joann Sfar, qui créait alors la collection Bayou, chez Gallimard Jeunesse. J’allais y publier Les Aventures de Flip : Skateboard et vahinés et mon Cow-boy Moustache.
D’où est née votre collaboration avec les éditions Delcourt ?
Je venais de lire pas mal de mangas de Tezuka et le roman Dune, de Frank Herbert. J’y avais pris un tel plaisir, comparable à celui éprouvé lors de mes lectures d’enfants, que j’ai eu moi aussi envie de me confronter à un récit plus long qu’à l’accoutumée. À cette époque, j’avais proposé un projet à Gallimard, qui avait été refusé. Et une nuit que j’essayais d’endormir mon fils, j’ai eu cette idée de l’Endormeur. Je l’ai soumise à Lewis Trondheim, [directeur de la collection Shampooing, chez Delcourt], accompagnée d’une planche, et il a accepté.
Le format est différent de vos autres productions, mais son trait l’est aussi.
Oui, j’essaie de changer de façon de faire à chacun de mes projets, que ce soit au niveau du style ou du genre abordé. J’avais envie de prendre des risques, ici aussi. Le trait de plume, outre son aspect séduisant, comme peut l’être celui de Tezuka, me permet de revenir au noir et blanc – même s’il y a quelques aplats de gris, ajoutés à l’ordinateur. La couleur, je sais faire, et j’avais envie de revenir au dessin brut, histoire de progresser. Et puis, c’est aussi une question de plaisir ! Je pensais également qu’il serait plus rapide de travailler ainsi, dans l’optique d’un récit long. J’en ai donc profité pour me concentrer sur les cadrages – afin qu’ils collent bien à l’action –, sur les perspectives…
Je crois que c’est Le Gentil Garçon, avec qui vous avez fait Le Futur est derrière nous en 2007, qui qualifiait alors votre trait de « décomplexé. » Cherchez-vous aujourd’hui à le « complexifier ? » « Décomplexé » n’est pas vraiment un terme que je revendique… même si c’est un peu mon fantasme: ne pas me soucier du fait que ce soit bien dessiné ou non. Je n’aime pas cette notion de bien fait / mal fait. En même temps, c’est ambigu : évidemment, mon dessin n’est pas virtuose – je ne serai jamais Moebius, même s’il est pour moi une grande influence – mais je reste toujours à la limite du lâcher-prise et du très contrôlé. Il y a un côté character-designer, presque à la Disney, qui est très ancré en moi, et je cherche souvent à ce que mes personnages soient parfaits – même si, au final, il ne faut pas que ça se voie ! J’essaie d’éviter la préciosité, que le lecteur s’arrête à la technicité du dessin, car c’est étouffant. Je ne suis pas là pour épater la galerie, et j’aime la rapidité du geste.
L’utilisation de perspectives est assez nouvelle aussi…
C’est mon côté architecte. Une bonne perspective donne une stabilité. C’est un peu comme une maquette, un espace dans lequel peuvent évoluer les personnages. J’adore les dessins de Sfar, par exemple, mais là je cherchais quelque chose de vraiment différent. Et puis, je crois qu’on peut ramener ça aux jeux vidéo, genre Doom, ces mondes parallèles qui me scotchaient vraiment lorsque j’étais gamin…
Que voulez-vous dire quand vous définissez L’Endormeur comme une série d’« aventures névrotiques fantastiques » ?
Oh, c’était une sorte de blague, mais c’est vrai que la série parle beaucoup d’angoisses. Je trouvais qu’en général, dans les récits d’aventures et de science-fiction, tout se passe trop bien dans la tête des protagonistes. Même s’ils flippent un peu, au début… J’ai essayé de faire en sorte que Merlin, le personnage principal, soit animé par un certain « réalisme psychologique ». Il angoisse de se retrouver dans un ailleurs, loin des siens, d’être séparé de son fils… C’est du fantastique, mais en même temps, il fallait que la psyché des personnages tienne la route.
Vous avez puisé du côté des contes, fables, et autres mythes…
À partir du moment où j’ai voulu raconter une quête, je pouvais difficilement faire l’impasse sur celle d’Ulysse, passer à côté des Métamorphoses d’Ovide, etc. On n’a pas fait mieux depuis. Pour ce qui est des contes, je crois que mon récit est assez proche de ceux des frères Grimm, au niveau de la symbolique, pour son côté sombre… Ce que j’aime dans ces histoires, c’est qu’elles parlent du prix de la vie. La mort n’est jamais très loin. La question de la morale m’intéresse aussi. Je suis assez branché psychanalyse, et j’ai essayé de trouver avec cet album ce qui fait que l’on va agir de telle ou telle façon, qu’on va être fidèle, un bon père, etc. Qu’est-ce qui fait l’humain et relie les hommes entre eux, au final ? J’ai l’impression que les contes servaient à dire cela, et que les conteurs se posaient les mêmes questions.
Ce deuxième tome se déroule principalement dans un « monde religieux », justement censé relier les hommes, et le meurtre inaugural semble trahir une certaine défiance à l’égard des religions…
Je n’ai pas de rancoeur particulière vis-à-vis de la religion. Je crois que les monothéismes sont un moment historique, qu’ils ont fait du mal comme du bien. Dans l’album, il y a plein de religions en présence. Enfin ce sont plutôt des sectes tenues par des charlatans. Tout ce qui est présenté est faux. Mais on peut aussi voir ça comme une métaphore, une critique de notre époque, du système capitaliste, davantage que de la religion en elle-même.
Comme dans vos précédents livres, les rêves sont très présents dans cette histoire. Quel est leur rôle ?
Il était difficile de passer à côté, le thème du sommeil étant ici central : tout commence parce que le fils de Merlin ne fait pas ses nuits et que lui n’en dort plus. À un moment, dans ce qui pourrait s’apparenter à un rêve, Merlin demande à son fils pourquoi il refusait de s’endormir. L’enfant interroge son père en retour sur qu’il avait à lui cacher… Le rêve est quelque chose que l’on oppose au réel ; en même temps, ça peut être encore plus « vrai » que la réalité. C’est le moment où l’on est au plus près de soi que des choses ressurgissent du fond de sa conscience, que l’on règle les problèmes surgis dans la journée. Et pour ce qui est de la narration, le rêve permet de décrocher un peu de l’action, de confronter le héros au cœur du problème.
Les drogues jouent aussi un rôle particulier : tantôt elles permettent de décoincer les protagonistes, tantôt elles les transforment en légumes…
Oui, elles sont un pharmakon, à la fois médicament et poison. Elles peuvent permettre d’atteindre un niveau de conscience supérieur, d’approcher de la jouissance ou de la vérité, mais aussi de plonger dans l’illusion absolue, ou se rapprocher de la mort. On peut facilement s’y brûler les ailes !
Que représente le personnage d’Ali Shelton, à la fois chaman et bluesman, et par ailleurs grand consommateur de psychotropes ?
Lui, c’est un peu le Hunter Thompson de l’histoire. En parfait antagoniste de Merlin, qui est totalement flippé et n’assure pas une canette, Ali, même dans la tempête, il rigole. C’est un mec qui a de l’assurance et qui, en même temps, est complètement gamin. Il est léger, mais sait ce qu’il fait. Maintenant que j’en parle, je me rends compte que je ne le connais pas trop, en fait… Mais il est sympathique.
C’est aussi l’un des rares personnages qui fasse de la musique, alors que vos autres albums baignaient dans le rock et le hip-hop… Quelle pourrait être l’ambiance musicale de L’Endormeur ?
Atom Heart Mother, des Pink Floyd.
Propos recueillis par Pierre Gris
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L’Endormeur #1-2.
Par Morgan Navarro.
Delcourt/Shampooing, février 2013.
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Images ©Morgan Navarro/Guy Delcourt productions – Photo © Morgan Navarro.
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Atom Heart Mother, des Pink Floyd, c’est l’album où une vache anglaise montre son postérieur. De la jolie pop-rock, planante par moments. Merci à l’Inspecteur Navarro de m’avoir donné envie de réécouter ce 33 tours de la grande époque!
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