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Nagabe, mangaka hors cases

22 octobre 2018 |

L Enfant et le Maudit NagabeAuteur de L’Enfant et le Maudit, un des mangas les plus marquants de l’année 2017, Nagabe surprend par son apparence juvénile. Et pour cause, il n’a que 24 ans. Pourtant, sa série témoigne d’une grande maturité graphique et scénaristique. Et, surtout, elle se détache complètement du cadre esthétique ordinaire du manga. Long entretien avec un mangaka plutôt réservé, mais qui se révèle loquace quand il s’agit d’évoquer son conte universel et intemporel.

On le voit dès la première couverture, à votre dessin et à votre histoire, vous êtes un mangaka à part, éloigné des contraintes éditoriales habituelles. Vous avez d’ailleurs été repéré sur Internet grâce à vos illustrations. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à devenir auteur de manga ?

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé dessiner. Je n’ai par contre jamais vraiment eu de passion débordante pour le manga. Je voulais devenir illustrateur ou chara-designer mais je n’avais jamais pensé à devenir mangaka professionnel. Quand j’étais étudiant à l’université, je dessinais et m’amusais à poster mes illustrations sur Twitter et le site Pixiv. Un beau jour, alors que j’étais en deuxième année de fac, un éditeur a repéré mes dessins et m’a proposé d’en faire un manga. Un an et demi après cette proposition sortait mon premier manga. J’étais forcément très ému, mais je ne voyais que les imperfections de mon dessin. Je ne voulais pas rester sur ce goût d’inachevé et je ne voulais donc pas que ce soit mon unique contribution au monde du manga. C’est dans ce contexte que je me suis finalement lancé dans une carrière de mangaka professionnel.

Buchou wa Onee, premier manga de Nagabe. Un one-shot yaoï avec des personnages anthropomorphiques et un héros travesti.

Buchou wa Onee, premier manga de Nagabe. Un one-shot yaoï avec des personnages anthropomorphiques et un héros travesti.

D’où vous est venue cette idée de  duo que tout oppose ?

J’ai toujours eu l’habitude de dessiner sans but particulier, en me laissant porter par l’instant. Au bout d’un moment, il y a eu deux personnages que je m’amusais à dessiner, qui revenaient régulièrement. Ils sont sortis du lot. Une petite fille, Sheeva, et une sorte de monstre aux allures animales, le Professeur. À force de les dessiner et de les voir, je me suis attaché et j’ai commencé à leur imaginer une histoire. Petit à petit m’est venue l’idée de rapprocher ces êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer et de les faire vivre ensemble. J’y ai ajouté la malédiction qui les empêche de se toucher. Il fallait donc qu’ils trouvent un autre moyen pour exprimer l’affection qu’ils éprouvent l’un envers l’autre.

Vos œuvres reposent d’ailleurs souvent sur un duo inter-espèces dans lesquelles vous mettez en scène des relations hommes/créatures. Pour quelle raison ?

Tout d’abord, j’ai toujours aimé dessiner des animaux et créatures plus ou moins monstrueuses. Inversement, je n’ai jamais vraiment aimé dessiner les humains. Je les trouve tous identiques, et en plus c’est déjà vu et revu… tout le monde fait ça.

Et du coup, qu’est-ce qui vous attire dans ces couples ?

Il y a une question qui m’obsède depuis des années : quand on n’a pas le même aspect physique ou la même langue que la personne qui nous plaît, comment fait-on pour exprimer de la tendresse ? Parce qu’entre deux êtres humains, c’est naturel, on peut s’embrasser, se tenir par les épaules, par la main… Enfin, c’est très codifié et on sait comment faire. Mais si vous n’avez pas du tout la même langue et le même background culturel, la même taille, la même allure… mais comment faites-vous pour exprimer votre tendresse ? C’est une question que je me suis toujours posé. C’est pour essayer d’y répondre que j’ai voulu expérimenter ces binômes mêlant différentes espèces.

À gauche : Ouvrage collectif dans lequel Nagabe a publié une histoire courte / À droite : Recueil d'histoires courtes paru le 16 octobre 2018.

À gauche : Ouvrage collectif dans lequel Nagabe a publié une histoire courte. / À droite : Recueil d’histoires courtes paru le 16 octobre 2018.

Votre dessin sur L’Enfant et le Maudit est unique en son genre, et on sent une multitude d’influences : la gravure, le clair-obscur, les illustrations d’album jeunesse comme les Moomins… Qu’est-ce qui vous a réellement inspiré graphiquement ?

Oui, du point de vue graphique, je pense que j’ai été particulièrement influencé par Tove Jansson, l’autrice des Moomins. Je lui ai d’ailleurs piqué cette façon particulière de dessiner en utilisant plein de traits et hachures pour remplir mes planches. J’ai aussi toujours apprécié l’ambiance très mystérieuse et particulièrement sombre de son univers. Sinon, je pense aussi à Alfons Mucha et son style art nouveau. Un artiste dont j’aime vraiment beaucoup les affiches et illustrations. Il y a aussi Edward Gorey, un auteur et illustrateur américain prolifique. Et enfin l’illustrateur Norman Rockwell. Mes influences sont vraiment multiples, mais je pense que ce sont ces quatre artistes qui m’ont le plus marqué.

Dans cette illustration de "The Hapless Child" d'Edward Gorey, on croirait voir Sheeva, l’héroïne de L’Enfant et le Maudit.

Dans cette illustration de « The Hapless Child » d’Edward Gorey, on croirait voir Sheeva, l’héroïne de L’Enfant et le Maudit.

Et est-ce que vous êtes également inspiré par le manga, et des mangakas en particulier ?

L_enfant_et_le_maudit_2Paradoxalement, j’ai commencé à lire beaucoup de mangas une fois que je me suis lancé dans ma carrière d’auteur professionnel. Je peux vous citer quelques auteurs qui m’ont influencé ou qui m’ont donné envie de devenir mangaka. Tout d’abord, j’aime l’oeuvre d’Osamu Tezuka. Sa façon de concevoir le découpage des planches est remarquable. Il y a aussi le travail d’Inio Asano que j’apprécie énormément. Surtout sa dernière série en date, Dead Dead Demon’s De De De De Destruction. J’aime bien le côté bizarre et suspendu qu’il arrive à transmettre dans cette œuvre. Que des gens continuent à vivre comme si de rien n’était, alors qu’ils sont envahis par des extraterrestres, c’est une situation totalement incongrue qui me plait particulièrement. Enfin, Kamome Shirahama [l’autrice de L’Atelier des Sorciers – ndlr] est aussi une mangaka dont j’admire grandement le travail et le trait, et c’est aussi une amie.

Graphiquement vos planches sont à la fois très épurées et jouent beaucoup sur les effets d’ombre et de lumière. Vous utilisez très peu de trames et laissez beaucoup de place aux nombreux traits. Quels outils utilisez-vous ?

J’utilise un matériel vraiment basique, qu’on peut trouver partout et qui coûte peu cher. J’utilise trois tailles de feutres noirs. Un feutre fin pour les contours des personnages, un épais pour le remplissage et un moyen pour faire un peu des deux. Je l’utilise principalement pour affiner en fin d’encrage. Pour un chapitre de 34 pages, j’utilise généralement 1 à 2 feutres de chaque taille.

Comment procédez-vous pour créer vos planches ? Ce trait si particulier laisse-t-il une place au numérique et à d’éventuels assistants ?

Je pense que je suis le processus classique de création pour un manga. Je commence par un crayonné léger qui me donne une trame de ce que je raconte. Je repasse ensuite les contours et je remplis les noirs. Je n’ai aucun assistant et je n’utilise que très peu le numérique. En réalité, je ne m’en sers que dans un esprit pratique, pour les quelques trames que j’ajoute à mes planches et pour dessiner les contours des cases.

Premier tome de la série Nivawa to Saitô.

Premier tome de la série Nivawa to Saitô.

Dans Nivawa to Saitô, vous avez un dessin beaucoup plus consensuel. Pourquoi ce choix ? Qu’avez-vous pensé de cette expérience ?

Tout d’abord, je tiens à préciser que le style qui m’est naturel et que j’affectionne le plus est celui que j’utilise pour L’Enfant et le Maudit. J’ai toujours fait mes illustrations dans cet esprit-là. Au lancement de ma série Nivawa to Saitô, je comptais utiliser ce trait, mais l’éditeur a tout simplement refusé. Comme c’est un titre « tranche de vie » et comique, je me suis dit qu’il était légitime de m’adapter. Je me suis donc lancé en me conformant à la norme. Pour mon personnage de Nivawa, c’était finalement assez facile et ça m’est venu naturellement car j’ai toujours aimé dessiner des personnages non-humains. Pour ce qui est de Saitô, l’humain, ça a été plus difficile car j’ai dû faire des efforts et m’inspirer de ce que je voyais dans les mangas plus mainstream.

C’est intéressant que vous parliez de manga mainstream, car justement, même s’il est différent, L’Enfant et le Maudit rencontre un certain succès au Japon et en France. Est-ce que cela vous étonne ? Est-ce que vous pensez que le marché est trop formaté graphiquement ?

Je suis tellement loin de ce qui se fait actuellement et quand je vois que L’Enfant et le Maudit fonctionne aussi bien, je reste toujours aussi surpris. Les gens achètent mes livres et des fans partagent leurs avis sur mon œuvre avec bienveillance. Je ne pense pas que le marché soit aussi formaté qu’avant. Mais, même s’il reste encore très normé, des mangakas comme moi, avec un style original, trouvent de plus en plus facilement des magazines qui acceptent différents types de dessins. Auparavant, aucun éditeur n’aurait accepté mon travail.

Comment construisez-vous votre histoire ? Vous laissez-vous porter par les personnages, l’ambiance, ou tout est déjà écrit ?

Je sais où je vais, comment mon histoire va se terminer et à peu près combien il me faudra de tomes pour y arriver [nombre qu’il n’a pas voulu révéler – ndlr]. Pour ce qui est du chemin qui me mènera à cette conclusion, j’ai déjà de nombreuses idées, mais tout peut encore évoluer. Je me laisse une certaine liberté et je ne m’empêche pas de me laisser porter le long du chemin que parcourent Sheeva et le Professeur pour arriver à leur destination.

L Enfant et le Maudit 2Au-delà de vos influences graphiques, quelles oeuvres vous inspirent ?

Je suis encore jeune et j’estime que je suis en plein apprentissage, parce que je n’en suis qu’à mon troisième titre. J’essaie donc de lire beaucoup de mangas, mais aussi beaucoup de romans et de m’en inspirer pour trouver le bon rythme. Je suis un fervent lecteur de contes anciens et plus récents. Par exemple, je lis les contes de ma mère l’Oye ou ceux des frères Grimm. Mais en ce qui concerne L’Enfant et le Maudit, je pense que ce sont surtout les œuvres de Kenji Miyazawa et Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry qui m’ont le plus inspiré.

Vous jouez beaucoup sur les silences et vous utilisez très peu de texte ou d’onomatopées. Dans le dessin aussi on est dans l’épure et le calme… Pourquoi ?

J’ai voulu que mon manga soit particulièrement silencieux et porte une ambiance calme. C’est peut-être dû à mon caractère. J’adore les endroits paisibles, les gazouillis des oiseaux, le clapotis des rivières et je pense qu’inconsciemment j’ai voulu retranscrire tout cela dans mon œuvre. Pour ce qui est des onomatopées, j’en ai donc sciemment utilisé très peu. En plus, je ne voulais pas que mon œuvre fasse trop « manga ». J’ai donc voulu éviter de tomber dans la caricature du genre et j’ai donc également décidé de m’interdire les positions trop dynamiques et les traits de vitesse.

L’Enfant et le Maudit ressemble à un conte classique, à la fois violent, fascinant et porteur de messages forts. À la fois cruel et doux, il est porté par une ambiance douce-amère très palpable. Que souhaitez-vous transmettre au lecteur ?

Je trouve personnellement que cette dualité cruauté/tendresse fonctionne bien. À vrai dire, j’ai toujours imaginé ce genre d’univers baigné dans une réalité difficile, mais qui présente tout de même des moments d’espoirs. C’est finalement quelque chose qui m’est naturel et je n’ai jamais voulu transmettre de message politique ou autre. Je souhaite simplement que les gens puissent se laisser porter par mon univers qui est à la fois mélancolique et fragile. L’idéal serait qu’ils puissent savourer le récit et qu’ils y entrent comme dans une musique.

Justement, votre œuvre a un sous-titre qui fait référence à une musique celtique traditionnelle : « Siùl, a Rùn ». Que signifie-t-elle pour vous?

C’est Kyohei Shimpuku, mon responsable éditorial, qui m’a fait écouter et découvrir cette musique. Il m’a dit qu’elle collait parfaitement à l’ambiance de mon manga car elle était triste et portait quelques notes d’espoirs. Vu que j’ai beaucoup aimé et que j’ai aussi trouvé que ça correspondait bien aux émotions que je voulais faire passer, je me suis dit que ça ferait un bon sous-titre.

Vous produisez des petits livres d’illustrations qui ressemblent à des histoires jeunesse pour les éditions collector de L’Enfant et le Maudit au Japon. Vous postez également de nombreuses illustrations sur les réseaux sociaux. Seriez-vous intéressé par l’illustration ? La collaboration avec un autre mangaka ?

C’est l’illustration que je préfère, c’est d’ailleurs ce qui m’a encouragé à devenir mangaka. Je travaille pour l’instant presque exclusivement sur L’Enfant et le Maudit que je publie mensuellement. Mais je suis ouvert pour l’avenir. Je serais bien évidemment partant pour un travail d’illustration. Je serais aussi prêt à me lancer dans un manga dont le scénario serait écrit par un autre auteur. Après, il faudrait évidemment que ça me plaise. Et je suis pointilleux, je suis sûr que je voudrais ajouter ou modifier des choses… alors, s’il est ouvert à la discussion, pourquoi pas !

Merci à Sam Souibgui et Christian Martin pour la mise en place de cette interview et à Ryoko Akiyama pour l’interprétariat.

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L’Enfant et le Maudit #1-5.
Nagabe.
Komikku, 7,99 €.

© nagabe / MAG Garden
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