Otsuka/Nishikawa : jeunesse, violence et traumas japonais
Elle était son élève. Il l’a formée à l’art du manga. Désormais complices, la jeune dessinatrice Seira Nishikawa et le scénariste Eiji Otsuka ont participé à Livre Paris 2016, enjoués et détendus. L’occasion, neuf mois après notre long entretien avec l’auteur d’Unlucky Young Men, de creuser plus spécifiquement le cas Mishima Boys – Coup d’État, peinture d’une jeunesse tourmentée dans les années 1960 au Japon.
Comment est né Mishima Boys ?
Eiji Otsuka : Je voulais, depuis longtemps, réaliser une fiction basée sur des événements du passé. C’est ce que j’ai fait avec Unlucky Young Men. Ensuite, j’ai voulu poursuivre et parler d’une époque différente, aux alentours des années 1960, en changeant de style visuel. Mais je ne trouvais pas de mangaka dont l’approche correspondait à l’histoire que je voulais raconter. Les éditeurs m’ont proposé plusieurs figures connues du manga mais rien ne me convenait et le projet a donc été mis de côté. Puis, j’ai rencontré Seira Nishikawa – elle était mon élève à l’université – et, intuitivement, j’ai pensé que son dessin correspondrait parfaitement à l’histoire que j’avais en tête. Je lui ai proposé le projet par e-mail et elle a accepté de relever le défi.
Seira Nishikawa : Merci beaucoup !
D’après Eiji Otsuka, à cause de son côté politisé Mishima Boys n’aurait jamais été accepté au Japon, à la base, et c’est pourquoi le titre a été développé en premier lieu pour la France. Seira Nishikawa, quel est votre avis sur l’édition de manga au Japon et ses pratiques d’autocensure ?
S.N. : Je trouve ça vraiment très dur et je dirais presque que ça me dégoûte… Tout est interdit. On n’a même pas le droit de traiter d’un thème comme la folie, par exemple. C’est “non, non, il ne faut pas faire ça !”, à chaque fois. Et vraiment, c’est rageant.
D’après ce que vous ressentez, comment sont considérées les femmes mangaka dans le Japon actuel ?
S.N. : Je n’en ai aucune idée ! Cela ne m’intéresse pas, en réalité. (rires) En tout cas, pour vous donner mon opinion personnelle sur les femmes mangaka… c’est très malpoli de le dire et j’en suis désolée, mais je considère que toutes les auteures actuelles dessinent dans un style vraiment similaire. Tout se ressemble.
En tant que dessinatrice, quelles sont vos influences ?
S.N. : Je n’ai pas d’influence précise. Simplement, quand je découvre des dessinateurs qui me plaisent, j’essaie d’imiter leurs dessins. Je fonctionne comme cela. Il peut même s’agir de camarades de classe, ou de collègues dont j’aperçois l’œuvre dans une revue. Quand quelque chose me plaît, je le prends en photo puis j’essaie de le reproduire.
Dans Mishima Boys, vous laissez de côté une bonne partie du lexique graphique du manga. Il n’y a pas de lignes de vitesse ou d’onomatopée, par exemple. Pourquoi ?
S.N. : C’est tout simplement parce que je ne sais pas le faire ! Je ne sais pas dessiner ce genre de choses. Monsieur Otsuka semble désespéré. (rires) Mais j’essaie toujours de trouver des solutions alternatives.
E.O. : Mais non ! En fait, ce n’est pas qu’elle ne sait pas réaliser de lignes de vitesse. C’est tout simplement que ça ne l’intéresse pas d’en intégrer dans son dessin, ce n’est pas sa manière de s’exprimer.
Lors des scènes de violence, vous représentez souvent les criminels sous forme d’ombres noires aux contours agressifs. Souhaitez-vous ainsi représenter la bestialité enfouie dans ces humains lambda ou, au contraire, en faire des monstres n’ayant plus rien d’humain ?
S.N. : Un peu des deux, en fait. Mais il est vrai que j’ai l’impression que les personnes malveillantes dégagent une laideur extrême, que les expressions de leurs visages sont effrayantes, comme tordues. On a envie de les couvrir, de les cacher derrière un rideau, et c’est pourquoi je les représente sous forme d’ombres noires.
Dans Mishima Boys, vous représentez en détails des faits divers très durs, comme l’assassinat d’Inejiro Asanuma par Otoya Yamaguchi. Avez-vous tenté de comprendre ces criminels, d’imaginer leur état d’esprit lors de ces crimes ?
S.N. : J’essaie certes de l’imaginer, mais on ne peut évidemment pas explorer leur cerveau et se mettre complètement à leur place. Même si je réfléchis beaucoup, cela reste un point de vue extérieur. Un peu comme passer devant une vitrine et observer une situation qui se déroule de l’autre côté.
E.O. : En fait, le scénario de ce manga a été pensé de façon à ce que le lecteur ne puisse pas s’identifier aux personnages. À ce titre, au-delà des acteurs directs, les personnages de Nezumi ou de Mishima se trouvent à l’extérieur de l’action. Il y a une volonté de rendre l’assimilation impossible. D’ailleurs, si le lecteur arrivait à s’identifier aux personnages, ce récit serait un échec.
Les protagonistes du récit sont tous des produits de l’après-guerre nippon. Vous faites d’ailleurs souvent référence à la bombe atomique. Récemment, le photographe Hiroshi Sugimoto a déclaré : «J’ai le sentiment qu’au Japon, nous sommes restés dans cet état d’occupation. Nous sommes toujours occupés par l’Amérique» (dans une interview pour France Culture). Qu’en pensez-vous ?
E.O. : Dans la suite de Mishima Boys, encore non parue, apparaîtra le personnage de Jun Etô [écrivain et critique littéraire qui s’est suicidé en 1999, ndlr]. Il est connu pour avoir beaucoup critiqué le Japon d’après-guerre et a affirmé, lui aussi, que le Japon était toujours sous l’occupation américaine, ou plongé dans une espèce de fiction. Aujourd’hui, des mouvements révisionnistes veulent réinventer l’Histoire. On y dit qu’il faut revenir au Japon d’avant-guerre, qui serait plus proche du Japon “véritable” que celui d’après-guerre, considéré comme “faux”. Justement, cette idée que le Japon d’après-guerre serait une fiction, une imitation, est un sujet que j’ai l’intention d’aborder dans la prochaine œuvre commune que Seira Nishikawa et moi allons réaliser. Sans trop donner de détails, nous partirons de la fin de la Seconde guerre mondiale et, dans notre récit, à la suite du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, Tokyo aura également été touchée par une bombe atomique. C’est là que l’histoire commencera. Du coup, cette œuvre constituera sûrement une réponse à votre question.
Quelles personnes auriez-vous été si vous aviez vécu dans le Japon d’après-guerre ?
S.N. : Je me serais adaptée au mode de vie et aux mœurs de l’époque, certes, mais je ne serais sans doute pas très différente de celle que je suis aujourd’hui !
E.O. : La société japonaise a beau avoir inlassablement répété que la période d’après-guerre est finie, nous sommes pour moi toujours dans une situation d’après-guerre. C’est pourquoi je pense que je ne serais pas, moi non plus, fondamentalement différent.
Si vous aviez pu rencontrer Yukio Mishima, que lui auriez-vous dit ?
S.N. : Je n’ai absolument pas envie de le rencontrer !
E.O. : Moi non plus. Je n’éprouve pas du tout d’envie de le rencontrer en tant que personne.
Dans le monde actuel (dont la France et la Belgique en première ligne), quelle est la place d’un manga traitant d’attentats et de terrorisme perpétrés par de jeunes gens ?
E.O. : Il existe, partout dans le monde, des jeunes qui sont attirés par un mouvement comme l’État islamique. La question est de savoir si ces jeunes sont complètement différents de nous ou s’ils ne souffrent pas des mêmes problèmes, s’ils n’ont pas les mêmes questionnements. Mais il ne s’agit pas de dire si un coup d’État ou si le terrorisme est bien ou mal, et je n’ai absolument aucune intention d’en faire l’éloge. Mais je pense qu’il faut se mettre à la place de ces gens, comprendre ce qui les pousse à tourner de la sorte, leurs difficultés à vivre, les colères qu’ils ressentent vis-à-vis de la société.
S.N. : Pour moi, les terroristes prennent ce qui leur pose problème dans la société et, alors que ce sont des problèmes intérieurs et personnels, les mettent sur le dos du monde…
Eiji Otsuka, lors de notre précédente entrevue, vous sembliez déçu du manque d’engagement des jeunes Japonais d’aujourd’hui. Entretemps, une loi d’extension des pouvoirs des forces nationales d’autodéfense a été adoptée et de nombreuses personnes ont manifesté avec, visiblement, une rare véhémence contre ce changement. Faut-il y voir un sursaut de la part des jeunes ?
E.O. : Il y a, effectivement, une génération de (très) jeunes manifestants. Ce qu’ils ressentent est un mélange de problèmes personnels, que connaissent intérieurement tous les jeunes, et de problèmes sociétaux. Ces questionnements, d’ailleurs, peuvent ensuite donner naissance à une œuvre de littérature, à des criminels, à toutes sortes de choses. Mais la société voit uniquement ces jeunes comme atteints de chûnibyô [“la maladie des collégiens de deuxième année”, manière d’appeler une forme de rébellion adolescente, notamment caractérisée par un sentiment de mieux comprendre le monde que les adultes, ndlr]. Elle n’admet pas leurs questionnements. Alors, certes, il y a une évolution chez les jeunes, il y a des manifestations, mais la société japonaise n’est pas du tout réactive par rapport à cela. Ces rassemblements, au Japon, on fait comme si cela n’existait pas. Ils sont fortement mis en avant sur Internet mais les médias, comme la télévision, ne les évoquent pratiquement pas.
Eiji Otsuka, après les années 1960 dans Mishima Boys et 1970 dans Unlucky Young Men, avez-vous commencé à travailler sur la prochaine décennie ?
E.O. : Un jour, je traiterai effectivement de la décennie suivante. Mais les années 1980, en fait, c’est la période durant laquelle j’étais moi-même jeune… Du coup, je risque de produire un retour en arrière très privé et subjectif.
Questions de Frederico Anzalone lues par Miyako Slocombe (interprète).
Merci à Dominique Véret.
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Mishima Boys – Coup d’État.
Par Eiji Otsuka et Seira Nishikawa.
Akata, 16.50€, 1 tome paru sur 2.
Illustrations © Eiji Otsuka / Seira Nishikawa / Akata.
Photos © Florian Rubis.
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