Où sont passés les super-héros européens ?
Voilà l’une des plus belles surprises de la rentrée BD: La Brigade Chimérique, une série de comics créée par des auteurs français et mettant en scène des super-héros européens dans un entre-deux-guerres fantasmé. Ils se nomment Nyctalope, Gog, Gregor Samsa, Docteur Mabuse, Passe-muraille… Mais attention: bien qu’ignorés depuis, la plupart des personnages présentés de cette histoire ont peuplé les récits fantastiques de cette période troublée. Comment se fait-il que le monde les ait oubliés ? Et pourquoi les Européens, et les Français en particulier, ont délaissé depuis les surhommes ? Les scénaristes Serge Lehman et Fabrice Colin tentent d’apporter des réponses…
Comment est née La Brigade Chimérique ?
Serge Lehman: L’idée m’est venue vers la fin des années 90. J’avais déjà écrit pas mal de textes fantastiques ou de science-fiction, et j’étais constamment surpris par la résistance anormalement intense que la culture française opposait à tout ce qui pouvait ressembler à de la SF. Alors même que le genre avait connu un pionnier français en la personne de Jules Verne ! Mon intérêt pour la psychanalyse m’a poussé à me dire qu’il avait bien dû se produire quelque chose au cours du XXe siècle, entre l’oeuvre de Verne et celle de Barjavel. Je me suis alors penché sur les récits de SF de l’entre-deux-guerres et en ai découvert environ 3000 ! Dont 200 ou 300 vraiment bons, qui peuvent prétendre au rang de classiques. Ce champ culturel très riche a été presque complètement oublié.
Pourquoi le ressusciter en bandes dessinées plutôt qu’en roman?
S.L.: Quand j’ai eu l’idée de travailler sur ces personnages des années 20-30, qui ressemblaient vraiment aux super-héros américains de la même époque, je me suis effectivement lancé dans un projet de roman. C’était une uchronie intitulée Métropolis, qui mettait en scène la disparition de ces mirages qu’étaient les surhommes. Mais le projet était trop vaste et n’a jamais abouti… Puis, j’ai découvert La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore [qui imagine la rencontre entre des personnages fameux de la littérature fantastique, comme le Capitaine Nemo ou le docteur Jekyll]. Moore se concentre sur une autre période, la fin du XIXe siècle, mais suit un peu la même logique. Finalement, ce n’est que vers 2005 – alors que je travaillais sur une anthologie de textes de cette SF oubliée et que je participais au lancement de la collection BD de L’Atalante, Flambant Neuf – que l’idée de Métropolis est revenue. J’ai lâché que ce serait amusant d’en faire un comics… Le dessinateur Gess a fait un essai – magnifique – et l’éditeur nous a donné son feu vert. Mais, pétrifié par la perspective, j’ai appelé Fabrice à la rescousse !
Fabrice Colin: À l’époque où Serge travaillait sur Métropolis, le petit monde des auteurs de science-fiction était emballé par l’idée, mais comprenait à quel point la tâche serait impossible… Néanmoins, nous étions tous convaincus qu’il fallait que ce projet existe: c’était une évidence.
Pourquoi ?
F.C.: Il répondait à une question que personne ne s’était vraiment posée ou ne voulait pas se poser: pourquoi les Européens, à l’exception peut-être des Britanniques, ne créent-ils pas d’histoires de super-héros ?
S.L: Dans La Brigade Chimérique, nous racontons la disparition des super-héros européens et montrons de façon symbolique l’amnésie qui l’a suivie. C’est un processus de type psychanalytique : en faisant face à un événement oublié, nous pouvons nous sentir enfin libres d’écrire des histoires de super-héros.
Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
S.L.: Il a fallu laisser le XXe siècle derrière nous, et pour cela attendre les années 90. Car c’est ce siècle qui a dénaturé l’héroïsme en Europe: le thème du surhomme a été exacerbé par les nazis d’un côté, ridiculisé par les communistes de l’autre. Les Français ont dû choisir. Or comment faire ce choix ? Comment se sentir à l’aise dans un monde où l’héroïsme a été dévoyé à ce point?
F.C.: Cette prise de conscience a été comme une résurgence collective de quelque chose de refoulé. Elle a touché toute une génération d’écrivains qui ont participé au mouvement steampunk des années 1990-2000.
Comment avez-vous choisi vos personnages ?
S.L.: Nous avons pioché parmi les héros de l’entre-deux-guerres qui nous plaisaient le plus. Il fallait qu’ils incarnent les différents pays en cause, ou en tout cas les trois pôles du conflit à venir: les fascistes, les communistes et les démocraties coincées entre les deux. Le Nyctalope, héros parisien, s’est imposé, tout comme le docteur Mabuse pour l’Allemagne nazie. Le groupe Nous Autres (quel nom!) est directement tiré d’un roman écrit par Ievgueni Zamiatine, l’un des premiers dissidents soviétiques. Pour les pays latins, le choix fut plus compliqué car leur littérature compte très peu de super-héros. Nous avons tout de même trouvé Gog, homme le plus riche du monde imaginé par l’Italien Giovanni Papini. La plupart de ces personnages ne sont plus connus aujourd’hui, mais devraient sembler familiers au lecteur…
Contrairement aux héros américains, les vôtres vivent dans un monde très sombre…
S.L.: Aux États-Unis, à cette époque-là, l’imaginaire est aérien, notamment à cause des gratte-ciels. Le héros domine la cité, la ville est en elle-même un spectacle. En France, nos héros sont souterrains. Ils se cachent dans des bunkers sous Montmartre, parcourent les couloirs du métro, cavalent sous la Seine… Le Nyctalope, personnage créé par Jean de la Hire, possède ainsi la capacité de voir dans l’obscurité.
F.C.: Dans La Brigade chimérique, il n’y a pas une figure principale, comme dans les récits de super-héros classiques. On propose plutôt un groupe de personnages permettant de redécouvrir une époque, on exhume une réalité enfouie. Ce n’est pas le destin d’un héros isolé: c’est une bande dessinée sur l’Histoire de l’Europe.
S.L.: Et si l’atmosphère est si sombre, c’est que la période l’était aussi ! L’heureux XIXe siècle a pris fin en 1914. Les personnages de l’entre-deux-guerres sont racistes, obsédés par la domination…
Pourquoi avoir choisi un format comics ?
S.L.: Je pense que le succès des super-héros américains tient pour beaucoup au format un peu cheap [bon marché] des fascicules. Les histoires de héros français se sont laissées étouffer par le format très lourd du roman feuilleton, pour lequel les auteurs tiraient à la ligne, répétant toujours les mêmes péripéties. J’ai voulu retrouver la légèreté et l’insouciance des épisodes courts. C’est vrai qu’on parle d’art, de politique, de philosophie, de psychologie: on ne fait pas du Spider-Man, mais La Brigade chimérique est aussi une aventure ! Après, pour des raisons commerciales, nous n’avons pu lancer des fascicules en kiosques, et nous avons donc regroupé deux épisodes courts dans un volume cartonné.
L’histoire est prévue en six volumes, dont la sortie est rapprochée (août/septembre/octobre pour les trois premiers – les suivants début 2010). Prévoyez-vous déjà une suite ?
F.C.: Nous avons évidemment des fantasmes de spin-offs, avec tous les personnages que nous mettons en scène mais que nous ne pouvons pas développer. Mais cela dépendra du succès de la série.
S.L.: Ou alors il faudrait une histoire racontant la Brigade avant sa chute. Mais il est encore trop tôt pour en parler!
Propos recueillis par Benjamin Roure
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La Brigade chimérique.
Par Gess, Serge Lehman et Fabrice Colin.
L’Atalante, 11€.
Tome 1 sorti le 21 août 2009, tome 2 prévu pour le 15 septembre, et tome 3 pour fin octobre.
Le blog de la Brigade chimérique.
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Images © L’Atalante – Photo © René-Marc Dolhen
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merci pour cette très intéréssante interview de S Lehmann…
Je partage son avis et analyse sur la résistance française aux super héros, le seul qui soit sorti du lot c’est super dupont symptomatique non ?
et longue vie à la brigade -
merci pour cette très intéréssante interview de S Lehmann…
Je partage son avis et analyse sur la résistance française aux super héros, le seul qui soit sorti du lot c’est super dupont symptomatique non ?
et longue vie à la brigade
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