Pierre Christin envoie Léna chez les kamikazes
Loin des héroïnes potiches, qui servent de prétexte à une histoire tarabiscotée, Léna trace un chemin singulier. Créée par le scénariste Pierre Christin et le dessinateur André Juillard, cette femme traumatisée – son mari et son fils ont été tués dans un attentat – répare sa vie comme elle peut, en s’engageant pour une cause qu’elle croit juste. Dans le deuxième tome du Long Voyage de Léna, cette espionne improvisée doit infiltrer un mouvement islamiste et côtoyer de futures kamikazes. Rencontre avec Pierre Christin, voyageur féru d’actualité et curieux des mouvements du monde.
Pourquoi reprendre le personnage de Léna, quatre ans après sa création ?
Lorsque je travaille sur une histoire, je ne prévois jamais le nombre de volumes qu’elle comportera. Tout se fait par hasard, au gré des idées. Mon entente avec André Juillard, ce qui compte beaucoup. Et puis Léna est un personnage mystérieux, cryptique, même pour ses auteurs, ce qui donne envie de la ranimer. D’autant plus qu’André ne l’a eue réellement dans la main qu’à la fin du premier épisode, et était alors frustré de ne pouvoir continuer.
Qui est-elle vraiment ?
Je ne le sais pas. Elle-même ne se dit pas tout, elle ferme son esprit quand ça ne va pas. Elle se considère partiellement guérie du choc de la perte des siens. On la sent moins ombrageuse qu’à la fin du premier album. Mais on sent qu’il va falloir aller plus loin pour mieux la cerner…
Pourquoi l’envoyer dans un milieu terroriste ?
Le terrorisme est un sujet qui me tracasse depuis longtemps, peut-être depuis Les Phalanges de l’Ordre Noir [un ouvrage dessiné par Enki Bilal, paru en 1979]. Contrairement à ce que certains peuvent penser, Le Long Voyage de Léna n’est pas une bande dessinée d’espionnage. On y raconte comment des gens peuvent commettre des actes épouvantables, pour les pires ou meilleures raisons du monde.
Dans ce deuxième tome, vous vous concentrez sur les kamikazes femmes…
Le terrorisme moderne a amené beaucoup de femmes à transformer leur corps en armes. Ce qui ne manque pas de me plonger dans la consternation… Les motivations des terroristes ne sont pas toujours nettes. Ils peuvent détester le capitalisme ou l’Occident, mais on se rend compte que presque tous ont vécu un traumatisme. Ou bien souhaitent être à la hauteur d’un parent ou grand-parent qui a été résistant, engagé dans les Brigades Rouges ou ETA. Par un cheminement obscur, ces gens deviennent des terroristes, sans toujours réaliser qu’ils se battent contre des démocraties – ce qui fait d’eux des salopards.
Pourquoi avoir choisi d’utiliser certains propos authentiques, notamment ceux des odieux Cheikh Sagheb et docteur El Shabouri, un « théoricien du sacrifice » ?
En me documentant sur le sujet, j’ai parfois cru rêver. La réalité est parfois pire que ce qu’on imagine. Certains justifient le terrorisme de manière monstrueuse. Pour son malheur, la société islamique a accouché d’excellents dialecticiens. Le personnage du docteur El Shabouri m’a notamment été inspiré par Hassan Al-Banna, un ex-partisan du socialisme arabe, qui a beaucoup influencé Tariq Ramadan.
Avez-vous voyagé pour les besoins de ce scénario ?
Je suis retourné en Australie pour ne pas en donner une image saugrenue [l’histoire y débute], et je suis allé en Géorgie. André Juillard avait dessiné les scènes qui s’y déroulent avant l’invasion russe. Pendant ces événements, j’ai prié pour que les Russes s’arrêtent avant Tbilissi, ce qu’ils ont heureusement fait. Il aurait sinon fallu tout changer…
Comment travaillez-vous avec André Juillard ?
Très facilement. Sa virtuosité et sa rapidité sont extraordinaires, il peut tout faire. Je connais ses goûts, et je prépare des textes sur mesure – il suffit qu’il réclame une scène se passant dans le désert ou une à Paris pour que je les ajoute. Je lui donne des scénarios très découpés, image par image, accompagnés de photos. Je ne force pas sur les descriptions pour lui laisser une large marge de manœuvre. Contrairement à celle que j’entretiens avec Jean-Claude Mézières [qui dessine Valérian], ma relation avec André est très douce. Jean-Claude, lui, me casse les nougats, il demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier.
Retrouvera-t-on Léna ?
Oui, probablement, mais pas forcément dans une suite à ce diptyque. Pour l’instant, André Juillard a d’autres projets. Et nous ne voulons pas imiter les séries BD qui tirent à la ligne et dont le concept s’affaiblit au fil des albums. Nous allons trouver une formule pour parler d’elle autrement, mais ce n’est pas encore mûr dans nos esprits pour l’instant.
Quels sont vos autres projets ?
Avec Jean-Claude Mézières, nous nous apprêtons à publier le der des ders de Valérian – une série que nous poursuivons depuis quarante ans ! Il faut finir en beauté avant d’être gâteux. Mais il y a un travail de deuil à faire, lâcher des personnages avec lesquels nous avons vécu pendant tant d’années est douloureux. Sinon, je lance chez Mango une petite collection de romans originaux, autour de Valérian toujours. C’est très marrant, il y a dans cette affaire un côté intimiste et psychologisant. D’autres auteurs vont prendre la suite. Et puis je participe à un projet avec Frank Giroud – cela me permet de fréquenter des gens plus jeunes ! Mais je ne peux en dire plus pour le moment.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
_________________________________
Le Long Voyage de Léna #2
Par André Juillard et Pierre Christin.
Dargaud, 14,50 €, le 2 octobre 2009.
Achetez Le Long Voyage de Léna T.2 : Léna et les trois femmes sur Amazon.fr
Les Correspondances de Pierre Christin – intégrale
Par Pierre Christin, collectif de dessinateurs.
Dargaud, 39€, le 27 novembre 2009.
Achetez Les Correspondances de Pierre Christin sur Amazon.fr
Votez pour cet article
_________________________________
Publiez un commentaire