Que la bête fleurisse
Des marins s’ennuient sur le pont d’un baleinier, dans l’attente funeste de proies qui n’arrivent pas. Et malgré la certitude de tenir le bon cap, le moral de l’équipage est au plus bas. Pas de vent, rien en vue, les rations qui fondent comme neige au soleil, cette campagne de chasse est un désastre. Pour juguler l’ennui, les marins boivent, s’arrachent les cheveux ou font le coup de poing… Jusqu’au jour où, comme par miracle, les baleines jaillissent. L’équipage reprend espoir grâce à un harponneur plein d’adresse mais impassible. Objet d’un véritable culte à bord, Stubb va perturber le fragile équilibre du bateau…
Voilà une BD qu’on n’oubliera pas de sitôt. Son jeune auteur, Donatien Mary, signe là un coup de maître esthétique et narratif grâce à un récit entièrement muet et polysémique, rythmé par les seuls carnets de bord du capitaine. Du très classique au début : l’ennui mortifère à bord du navire… avant l’irruption d’un brillant et placide harponneur, sorte de messie sorti de nulle part, seul à même de transcender l’horizon mortifère d’un équipage au moral en berne. Dès lors, la mécanique se dérègle, les hiérarchies se recomposent, le capitaine s’évertuant à contenir les mutineries sans identifier les avertissements. Car Stubb, en plus de briller dans la chasse à la baleine, dépose, comme un rituel, une dent de cachalot gravée de créatures fantastiques devant sa porte. Pourquoi ? au nom de quoi ? Beaucoup de questions dans Que la bête fleurisse, mais peu de réponses. L’auteur laisse volontairement planer le doute sur les intentions réelles de chacun, le sens de leurs actions, multipliant les niveaux de lecture et d’analyse.
Réaliste d’abord, le récit dérive ensuite très vite du côté du drame psychologique. Avant d’emprunter les chemins du fantastique, du symbolisme et de la magie. Résultat, la BD, portée par des personnages puissants, tire sa force de ses silences prophétiques et de son refus de singer le réel. Peu conscients de la tragédie à venir, les acteurs de ce huis-clos sont aspirés dans une sorte de folie rituelle (Stubb), mégalomane (le capitaine) ou aliénante (les seconds). On pense alors au film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, ou aux gravures de Gus Bofa. Car visuellement, Donatien Mary réalise là encore une prouesse (voir l’interview). Réalisées en gravure sur cuivre, chaque case est en fait une petite plaque, composant au final environ 400 eaux fortes. Le résultat, léger, bercé par le va-et-vient de la houle et de la tragédie, est superbe. Plus qu’un simple récit d’aventure de forçats de la mer et de marins solitaires, Que la bête fleurisse se veut davantage un songe épique et désespéré, hypnotique même et d’une étrangeté abyssale. Bref, c’est le petit bijou qu’on n’attendait pas.
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