Rocher rouge, un délicieux jeu de massacre
Pour un début, c’est un très très bon début. Rocher rouge est un album explosif qui embarque son lecteur en moins de deux et pourtant il a été réalisé par deux auteurs débutants. Première bande dessinée du machiavélique scénariste Éric Borg, et deuxième du fougueux dessinateur Michaël Sanlaville – après Hollywood Jan avec Bastien Vivès -, Rocher rouge relève pourtant du travail de pro, avec son intrigue subtilement ficelée, son graphisme excitant et son rythme endiablé. Est-ce parce qu’Éric Borg a longtemps critiqué des BD dans les journaux qu’il a dirigés – Bang, Zoo – qu’il détient les recettes du bon scénar? Ou bien est-ce son expérience de réalisateur de court-métrage qui l’a inspiré? Et comment Michaël Sanlaville a-t-il acquis tant de virtuosité? Par son travail dans l’animation ou sa pratique du story-board pour le cinéma? Parce que l’on se posait toutes ces questions et parce que l’on a adoré Rocher rouge, il fallait rencontrer les deux hommes.
Rocher rouge est un huis clos horrifique qui se déroule sur une île paradisiaque. Vous vouliez transformer les plages de sable fin en lieu angoissant pour vos lecteurs?
Michaël Sanlaville: L’idée n’est pas neuve. On a déjà vu des histoires horribles se dérouler dans les magnifiques paysages des mers du Sud. Par exemple dans Battle Royale, La Plage ou les histoires de pirates en général. Nous avons voulu aborder le sujet de manière différente, en amenant le dynamisme des films d’horreur actuels dans une bande dessinée.
Éric Borg: J’ai choisi ce lieu d’abord parce que j’adore passer mes vacances dans les îles, mais aussi parce qu’elles sont des lieux mythiques, à la fois closes et ouvertes. Un huis clos au milieu de la nature, voilà un paradoxe comme je les aime. Sur une île, on a tout ce dont on pourrait rêver mais, dans Rocher rouge, ce paradis devient un enfer. J’aime la dualité, d’ailleurs tous les personnages ont un caractère double et l’album est construit en deux parties contrastées. Le début est une grande bouffée d’oxygène, durant laquelle le lecteur découvre ce groupe d’ados, attachants malgré leurs défauts, venus camper sur l’île du Rocher rouge. Cette première partie s’apparente presque à un vaudeville, il y est question d’amourettes et de cet âge où l’on se cherche. Puis l’histoire se fige et bascule dans l’horreur. Je voulais que les lecteurs aient le temps de s’attacher, d’avoir des préférences pour tel ou tel personnage avant que ne commence le jeu de massacre!
Comment est né ce projet?
Éric Borg: Au hasard d’un mail que j’ai reçu. Il provenait d’une boîte de production à la recherche de pitch pour film d’horreur dans le genre «survival» – ces films où les membres d’un groupe sont éliminés au fur et à mesure, façon Les Dix Petits Nègres d’Agatha Christie. Je me suis piqué au jeu, et au lieu d’écrire un résumé j’ai produit une dizaine de pages correspondant en gros au scénario de Rocher rouge. Je m’intéresse aux émissions de télé-réalité qui fonctionnent sur ce principe d’élimination des membres d’un groupe dont le spectateur suit le parcours. J’avais envie de reprendre les codes de cette narration contemporaine et populaire. Rocher rouge est un mix entre L’île de la tentation et Koh-Lanta, mais poussé à l’extrême, avec des scènes de sexe et des monstres plus dangereux que de simples serpents.
Donc à l’origine, Rocher rouge devait être un film?
Éric Borg: Oui, mais pour en faire un film, il aurait fallu que j’aie déjà réalisé un court-métrage dans le genre des films d’horreur. J’ai déjà tourné un moyen métrage, Ô dé !, et des courts-métrages mais aucun dans ce genre «survival». C’était plus simple de chercher un dessinateur pour faire de Rocher rouge une BD. D’autant que désormais les cinéastes se tournent de plus en plus vers la bande dessinée pour trouver des idées de films, puisque une BD est presque déjà un bon story-board. C’est donc un premier pas vers le cinéma. D’ailleurs, je dois rencontrer un producteur intéressé par l’histoire…
Vous avez soigné la personnalité et les attitudes de chaque membre du groupe de jeunes. Comment avez-vous conçus ces personnages?
Michaël Sanlaville: Éric avait déjà conçu tous les personnages, en pensant à des amis de sa connaissance, quand il me les a présentés. J’ai imaginé leur physique en m’inspirant aussi de copains, ce qu’Éric a tout de suite senti. Il y a des détails dans les vêtements et les attitudes qui ne s’inventent pas. D’ailleurs, ça a été difficile quand il a fallu décapiter ce personnage inspiré d’un de mes potes!
Les bonnes BD d’horreur sont rares. Comment avez-vous fait pour réussir Rocher rouge?
Éric Borg: En ne me contentant pas de la première version de mon scénario. J’ai réécrit mon intrigue quatre à cinq fois, sans dialogues, puis avec. Une histoire fonctionne comme un jeu, elle a ses règles invisibles et sa cohérence. À force de réécriture, je maîtrisais parfaitement mon histoire, je connaissais chaque cause, chaque conséquence, et j’ai pu ainsi travailler mes effets de surprise. L’horreur si elle est trop prévisible n’est pas efficace.
Ensemble vous préparez une bande dessinée numérique, diffusée sur téléphone portable…
Michaël Sanlaville: Il s’agit de Memel et Kwamba, une suite, mais dans le passé, de Rocher rouge. L’album sera diffusé en plusieurs courtes histoires sur téléphones mobiles. Cette fois, nous sommes dans l’univers de l’enfance, dans une sorte de Titeuf africain puisque le héros, un gamin, donne des cours d’éducation sexuelle à ses camarades. La BD pour téléphone portable ne réclame pas un travail particulier pour moi, puisque elle fonctionne comme un storyboard [il a travaillé sur ceux de Babylon A.D., Coco et du prochain film de Dupontel] où toutes les cases sont identiques.
Tous les deux vous avez d’autres activités que la BD: Éric, vous êtes journaliste, vous avez fondé les magazines Zoo et Bang! 3e formule. Michaël, vous travaillez au studio d’animation Xilam et pour le cinéma. Quelle place tient la BD dans votre travail ?
Éric Borg: J’avais peur de me lancer dans l’écriture de BD alors que j’ai toujours adoré ça. J’ai découvert la bande dessinée dans les années 80, avec les grands magazines de l’époque (Pilote, Métal Hurlant…). Créer des journaux de bandes dessinées a été une expérience très agréable, mais j’ai encore préféré écrire des scénarios. Je vais continuer dans cette voie. J’ai encore deux projets sur le feu: une BD numérique érotique et une histoire picaresque intitulée Les Fantoches.
Michaël Sanlaville : Mon idéal c’est d’être auteur de BD et d’écrire mes propres histoires. Travailler avec Éric m’a beaucoup appris, j’ai vu comment il fallait tirer les ficelles pour construire un bon récit. Travailler pour le cinéma est intéressant, mais la pression est très importante dans ce milieu et je suis plutôt timide. Dans le dessin animé, le travail en équipe m’apporte beaucoup, car il me permet d’avoir des regards très différents sur mon travail et de prendre du recul. Jusqu’à présent, j’ai réussi à travailler alternativement 6 mois dans l’animation, 6 mois dans la bande dessinée. J’espère pouvoir continuer ainsi.
Propos recueillis par Allison Reber
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Rocher rouge.
Par Michaël Sanlaville et Éric Borg.
Casterman/KSTR, 16 €, le 22 avril 2009.
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