Run et Florent Maudoux illuminent le Dahlia noir
C’est l’un des très beaux albums de la rentrée, autant par son graphisme ultra léché que par son scénario, d’une originalité et d’une richesse rares : A Short Story, une enquête approfondie en prose et bande dessinée sur la vie d’Elizabeth Short, plus connue sous le sobriquet du Dahlia noir, aspirante actrice retrouvée sauvagement assassinée à Los Angeles en 1947. Rencontrés au dernier festival Quai des bulles de Saint-Malo, ses auteurs, Run (Mutafukaz) et Florent Maudoux (Freak’s Squeele) racontent à BoDoï leur travail sur ce cold case fascinant : une démarche de reconstitution quasi obsessionnelle, inédite en BD, et qui dit beaucoup du soin maniaque qu’ils mettent dans toutes leurs oeuvres et dans la gestion du label 619.
Le Dahlia noir a déjà fait couler beaucoup d’encre, pourquoi ajouter un livre ?
Run : C’est vrai, mais il n’y avait quasiment rien sur la vie d’Elizabeth Short. Ce cold case iconique me fascine depuis des dizaines d’années. L’époque, le meurtre, les suspects et les hypothèses autour… tout cela forme un labyrinthe. Beaucoup pensent qu’Elizabeth quitte sa région rurale pour aller conquérir Hollywood, avec ce côté très « strass, glamour, paillettes ». Mais dès le début de mes recherches, je me suis aperçu que tout cela n’est que mystification, que l’on essaie de nous servir un narratif à la Icare : « Elle a voulu voler trop près du soleil, et elle l’a payé. » C’est faux. C’est pour cela qu’on a voulu appeler notre livre A Short Story, parce que c’est avant tout Elizabeth Short qui nous intéresse, plus que le mythe du Dahlia Noir. Le sous-titre La véritable histoire du Dahlia noir n’est là que pour que les gens comprennent d’emblée de quoi il s’agit.
Qui a trouvé cet excellent jeu de mots du titre ?
Run : C’est Yuck, le graphiste avec lequel on bosse depuis quinze ans et qui gère la créa de la plupart des livres du Label 619 !
Run, à quel moment Florent Maudoux vous a-t-il rejoint sur le projet ?
Run : Cela fait longtemps que je voulais faire un livre sur le Dahlia noir, mais je n’avais pas vraiment creusé. J’ai commencé à y réfléchir, avec l’idée d’en faire un récit de 30 pages pour un LowReader, avec Florent au dessin. Au départ, ça nous paraissait suffisant pour raconter « elle veut devenir star et elle le paie de sa vie ». Mais une des premières questions que je me suis posé, c’est : « Venant du Massachusetts, est-elle arrivée à Los Angeles par bus ou en train ? » À force de vouloir affiner les détails, j’ai entamé des recherches approfondies. Plus je creusais, plus je me suis rendu compte que je m’étais fait une idée préconçue sur toute cette histoire – à cause d’Ellroy et de toutes les œuvres qui se sont inspiré de cette affaire. En réalité, la semaine avant son meurtre, elle était à San Diego. Dans sa courte vie, elle a surtout vécu à Medford et à Miami, et très peu à L.A. J’ai donc fait un « reset » de mon cerveau. J’ai rappelé Florent pour lui dire que le projet était en train de prendre une nouvelle tournure.
Florent Maudoux : Run m’appelle, me montre des éléments, comme il a l’habitude de le faire en tant que scénariste, et me demande : « Qu’est-ce que t’en penses ? » J’en pense que c’est intéressant… et finalement on revoit nos ambitions à la hausse, au fur et à mesure que l’on saisit la complexité de la personnalité d’Elizabeth Short.
Run : On s’est penchés sur cette histoire à cause de l’icône macabre qu’elle est devenue, mais très vite, le meurtre ne nous intéresse plus. On veut savoir qui elle est, ce qu’elle fait, comment elle pense. On se rend compte qu’elle prend beaucoup de liberté avec la réalité, notamment dans sa correspondance. Quelqu’un qui ne remet pas ça dans le contexte du moment où elle écrivait les lettres pourrait croire tout ce qui y est écrit. On se dit : « Tiens, oui, elle avait quand même un début de carrière à Hollywood ! ». Or, quand on connaît le contexte, qu’on confronte les témoignages, on comprend qu’Elizabeth Short prenait une certaine liberté avec la réalité. C’est cela qui est intéressant : on cherche à savoir pourquoi, et le personnage devient extrêmement complexe. Avec Florent, on s’est alors dit qu’on allait coucher tout ça sur papier, avec toutes les contradictions, y compris les choses qui ne nous arrangeaient pas ! On n’est pas là pour servir un récit ou un narratif, mais pour mettre tous les éléments sur la table.
Une partie de ce roman graphique est en prose, et seuls certains chapitres sont en bande dessinée. Comment avez-vous choisi ces passages ?
Run : Ce sont les faits dont on est le plus certains, par rapport aux sources sûres à notre disposition, à savoir les procès-verbaux de la police, issus des dossiers déclassifiés du FBI. Les personnes qui ont été suspectées du meurtre ont dû raconter par le menu tout ce qu’elles avaient fait avec Elizabeth. On a choisi trois périodes charnières : sa rencontre avec Peter Vetcher, qui est très documentée, son passage à l’hôtel Chancellor, pour lequel on a reconstitué des puzzles de témoignages, et enfin l’interrogatoire de Robert Manley… Évidemment, dans tous ces interrogatoires, on n’a pas les dialogues complets, mais on sait par exemple qu’à tel moment, Elizabeth Short a abordé tel sujet avec telle personne. C’est là que commencent le travail d’auteur et la création du personnage.
F.M. : On s’inspire aussi des gens qu’on connaît pour mettre de l’humain, du spontané dans le comportement d’un personnage, et dans le contexte historique particulier de l’après-guerre.
Run : Mais on s’interdit d’ajouter de la fiction. Parfois il y avait des choses qui ne nous arrangeaient pas du tout, en tant que scénaristes. Mais tant pis, on se retrouve confrontés à l’absurdité de la vie. Si ça s’est passé, on le met dans l’histoire, cela sert à comprendre le personnage.
Pourquoi avoir demandé à un tiers d’écrire les textes du narrateur omniscient ?
Run : Tanguy Mandias, qui fait des nouvelles littéraires pour les LowReader, a joué un rôle très important. J’avais toute mon enquête écrite mais de façon impersonnelle, comme des notes façon « Faites entrer l’accusé ». Je trouvais que ça manquait d’émotion et de poésie dans le texte. Je savais qu’avec sa plume, Tanguy pourrait créer des belles images. Alors je lui ai indiqué les intentions de chaque partie, et il a embelli ce que j’avais fait.
Le travail de recherche a été monumental… Combien de temps y avez-vous passé ?
F.M. : Deux ans et demi. Un peu plus pour Run, qui avait déjà lu l’essentiel de la bibliographie avant ce projet de livre !
Est-ce pour crédibiliser votre travail que vous avez mis en fin d’ouvrage un échantillon de vos recherches ?
Run : Oui, mais aussi pour montrer que c’est un travail participatif. Les gens qui ne nous connaissent pas peuvent penser qu’on est allé sur la fiche Wikipédia, que toute la chronologie était là et qu’on en a fait une B.D. Or non, c’était vraiment un puzzle. On s’est posé beaucoup de questions, parfois inédites. J’ai aussi demandé de l’aide aux Twittos : « Qui peut me retrouver l’adresse de tel drugstore qui n’existe plus ? » Ça a marché, car on était en plein confinement, les gens étaient beaucoup plus disponibles. Il y a des abonnés qui sont allés éplucher les annuaires de l’époque pour m’aider à trouver une adresse. On peut passer une semaine à rechercher ce genre de choses.
F.M. : Un projet comme celui-là est truffé de chausse-trappes ! Par exemple, ce drugstore, on imagine que c’était une droguerie. Or ce n’est pas le cas, c’était un lieu d’échanges pour les jeunes, une sorte de bar où tu bois un Coca, tu manges un sandwich, tu achètes une carte postale, tu écoutes de la musique…
Run : Il y a aussi quelques erreurs dans les dépositions. Les policiers rapportaient à l’écrit des dépositions orales, et il y a pas mal de fautes d’orthographe, parfois des erreurs dans les noms ou les adresses. Camino Pradera est devenue Camino Pradero, par exemple. D’ailleurs les Twittos que j’ai sollicités nous avaient dit qu’ils aimeraient bien qu’on raconte aussi le « making of », l’histoire de l’histoire. C’est aussi pour ça qu’on a ajouté deux pages d’échanges de mails, de tweets…
F.M. : Run s’est abonné aussi à newspapers.com pour avoir tous les journaux de l’époque, à ancestry.com pour la généalogie…
Run : À findagrave.com aussi, pour trouver les pierres tombales des personnages et leurs nécrologies. Quand on combine toutes ces informations et les témoignages de l’époque, on parvient à avoir un tableau plus ou moins précis des faits et des protagonistes. Bien sûr, il peut y avoir des erreurs, car on est aussi dépendants de ce qui a été écrit… mais au moins, c’est sourcé.
Y a-t-il un parti pris dans votre façon de présenter les faits ? Voulez-vous convaincre le lectorat que vos soupçons personnels sont fondés ?
Run : Non… À part à la toute fin, où on expose une hypothèse personnelle, à la suite d’une découverte que l’on a faite – même si Larry Harnish avait déjà fait l’essentiel du boulot. C’est son hypothèse que nous avons enrichi d’un élément nouveau (de notre point de vue). Mais nous n’avions pas connaissance de tout ça pendant l’écriture de la B.D.
F.M. : De toute façon, on n’aurait pas pu l’intégrer dans le récit.
Run : Et on se le serait interdit, car on ne peut pas en être sûrs. Mais pendant toute la production, parfois on se posait la question au téléphone : « Est-ce que tu crois que le tueur est dans la B.D. ? » Et puis très vite, on s’est dit qu’on s’en fichait. Notre sujet, c’est Elizabeth Short.
F.M. : On n’a pas voulu juger : ni Elizabeth Short pendant ses actions ou dans ses mensonges, ni les hommes qu’elle a rencontrés. Il y a des situations qui sont dramatiques, d’autres tragi-comiques, mais pour autant on ne dit pas « Lui, ce qu’il fait, c’est mal ». On montre, c’est tout. Ce sont des personnes qui sont très souvent perdues. Elizabeth elle-même est une sorte d’électron libre qui déroutait les hommes.
À vous lire, on constate qu’Elizabeth Short n’était pas une « vamp », comme certains récits l’ont laissé penser ?
Run : Non ! Je suis bien placé pour comprendre ça. Quand j’étais plus jeune, j’avais une piètre opinion de moi-même, j’étais très complexé. Pourtant je renvoyais l’image de quelqu’un d’extravagant, parce que j’avais les cheveux rouges, parfois je me promenais dans la rue avec un kilt… C’était une manière de transcender mes complexes et mon malaise pour devenir « un personnage », parce qu’au fond de moi j’étais fissuré. Je retrouve un peu de ça chez Elizabeth, je pense qu’elle s’est construit une armure.
F.M. : Cette manière de se teindre les cheveux pour qu’ils soient plus noirs que noirs, c’est aussi une façon d’entretenir le surnom de Dahlia noir qu’on lui a donné.
Run : Et on sait qu’elle connaissait son surnom de son vivant, tout simplement parce que quelqu’un lui a offert un briquet, un Zippo militaire avec écrit « Dalia » dessus, avec une faute d’orthographe. C’est assez touchant, mais cette anecdote n’avait à l’époque pas l’ampleur du mythe qu’on a construit autour d’elle. C’était d’ailleurs plus un surnom pour la taquiner, en rapport avec le film Le Dahlia Bleu, sorti en avril 1946, avec Veronika Lake.
Elle n’était pas une starlette non plus ?
F.M. : Elle ne s’est jamais donné les moyens d’être une star d’Hollywood.
Run : En plus, ce qui l’a fait venir à Los Angeles en 1946, ce n’est pas le cinéma mais un homme. C’est par la suite qu’elle retrouve une copine du Massachussetts et qu’elle fréquente une petite délinquante notoire de Long Beach, et elles écumaient ensemble les soirées en récupérant des cartes de visite. Pour moi, on n’est pas à la première page du premier chapitre d’une carrière au cinéma ! Toutes ces rencontres, ça aidait Elizabeth à survivre.
Côté dessin, le sens du détail est aussi poussé à l’extrême, de la forme des lampadaires à la soupe préférée d’Elizabeth…
F.M. : Ça, c’est Run, ces détails étaient dans le scénario !
Run : C’est parce que je suis obsessionnel… Les gens qui me connaissent le savent ! Mais l’artiste, c’est Florent.
F.M. : Mais ils ne savent pas forcément que tu aimes beaucoup l’Amérique des années 1940 et 1950, et que la collection de cartes postales d’époque qu’on voit dans le livre, c’est la tienne… Quand Run m’a parlé du Dahlia noir, j’avais lu le roman d’Ellroy longtemps avant, mais je n’avais jamais vu les photos du meurtre. Et ça tombe bien qu’il soit obsessionnel, parce que moi aussi !
Run : Florent fait de la reconstitution médiévale. C’est pas le même délire, mais je sais que si je viens le taquiner sur un mini-détail, il va être très réceptif…
F.M. : C’est sûr qu’on aurait pu ne pas pousser l’obsession aussi loin, en se disant que personne n’ira vérifier tel détail ou tel autre. Mais on aurait perdu en authenticité. Or, on a fait un livre-enquête. Pour immerger le lecteur dans l’époque et dans la vie des personnages, on se doit d’éviter les angles morts, autant que possible. Si on veut solliciter l’intelligence du lecteur, réveiller l’enquêteur qu’il y a en lui, il faut lui fournir tous les détails, chacun étant un élément d’enquête.
Run : Dès qu’il y a une erreur, par exemple dans une traduction, tu peux t’imaginer des choses inexactes. Dans les livres en français que j’ai lus, Robert Manley raconte par exemple que dans la soirée précédant son arrivée à Los Angeles, Elizabeth a froid et elle se met devant « la cheminée ». Quand j’étais juste lecteur, je n’ai pas particulièrement relevé… Mais quand j’ai dû envoyer le script à Florent, là je me suis dit « Attends, une cheminée dans un motel à San Diego ?! » Je me suis dit que ça n’allait pas. Eh bien ce détail, c’est une journée de recherches. En fin de compte, j’ai compris qu’il s’agissait d’un poêle à bois.
Cela donne envie de relire le livre pour aller voir cette case qui vous a demandé tant de temps !
Run : Le problème, c’est que ça a été ça pour chaque case !
F.M. : Un autre exemple est l’Aztec Theater, le cinéma. En faisant des recherches sur le bâtiment d’à-côté, je lis des témoignages qui m’apprennent que le cinéma avait une salle « plate », et pas en amphithéâtre comme je l’avais dessinée dans le story board. J’ai donc modifié ma perspective et mes cadrages.
Un mot sur les couleurs aussi, qui nous baignent dans les années 1940 sous la lumière de Californie… Comment les avez-vous travaillées ?
F.M. : En plus des cartes postales, il y a quelques documents d’époque en couleurs. Et puis on peut se rendre sur place, le soleil n’a pas tant changé ! En revanche il y avait un fog à l’époque, et on voit que ça incommodait Elizabeth, qui avait les poumons fragiles.
Run : D’ailleurs je me suis dit après coup qu’on aurait dû la faire plus tousser… C’était vraiment une pollution très importante, comme en Chine aujourd’hui, et le réceptionniste du Figueroa disait qu’elle était malade le jour de son départ.
Pourquoi une version en noir et blanc de ce livre ?
F.M. : Je travaille d’abord en noir et blanc, sur tous mes livres.
Run : En voyant arriver les planches, à vrai dire, je me suis demandé si les couleurs n’allaient pas tout gâcher…
F.M : Alors que dès le départ, Run avait décidé que ce serait en couleur, parce qu’il faut qu’on comprenne pourquoi Elizabeth Short quitte son Massachussetts natal, où on imagine que tout est gris, pour aller sous le ciel bleu du sud des États-Unis.
Run : Et surtout, on voulait rendre le récit moderne. Le noir et blanc met une certaine distance émotionnelle. Mais en voyant les planches de Florent, je me suis dit que ça serait dommage de ne pas proposer aussi une version en noir et blanc. Mais ce n’est pas du tout pour « faire polar », comme certains pensent. Au contraire, on ne voulait pas faire un polar. C’est normal que les gens achètent le livre à cause du meurtre, parce que c’est ce qu’ils connaissent d’Elizabeth Short, mais on voulait qu’ils oublient son destin funeste dès les premières pages, et qu’ils soient choqués en le refermant, pas par une photo sordide, mais parce qu’ils se seront attachés au personnage et que sa fin tragique est injuste.
Votre livre est en quelque sorte un hommage à la femme qu’était Elizabeth Short ?
Run : Oui. Je suis de plus en plus dérangé par le fait qu’aujourd’hui aux États-Unis le Dahlia noir devienne un déguisement pour Halloween, un nom de groupe de métal… Il y a du « merchandising » autour de sa mort. Le cadavre d’Elizabeth Short est devenu une figure de la pop culture. Nous, ce qu’on voulait, c’était rendre justice à la femme qu’était Elizabeth Short.
Propos recueillis par Natacha Lefauconnier
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A Short Story, la véritable histoire du Dahlia noir.
Par Run et Florent Maudoux.
Label 619/Rue de Sèvres, p., €, août 2022.
Images © RUN/MAUDOUX/LABEL 619/RUE DE SÈVRES
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