Rutile et Diane Truc : « Le webtoon en tant que medium, c’est l’avenir »
Jade est la rejetonne d’aristocrates désargentés. Ses parents attendent d’elle qu’elle fasse les bonnes alliances pour redorer la fortune familiale, mais la jeune fille ne pense qu’à une chose : la muscu. Sa passion secrète, qu’elle cache depuis des années, et qu’elle va devoir assumer quand elle rencontre un beau palefrenier aux biceps bien développés… Publié sur Webtoon entre 2020 et 2022, le webcomic Colossale a été adapté en version papier par les éditions Jungle : le tome 2 est sorti le 9 mars dernier, trois autres sont à paraître. La dessinatrice Diane Truc et la scénariste Rutile y mêlent hommage aux codes du shôjo, ode aux bienfaits réels de la musculation et critique sociale. Le tout dans un récit drôle, positif et et très prenant.
Colossale se déroule dans un milieu aristocrate, privilégié et corseté. Pourquoi ?
Diane Truc : Colossale est pensé comme une romance shôjo classique. L’un des principes du genre, c’est le « poisson hors de l’eau », avec un personnage plongé dans un milieu contrastant avec son identité et ses inspirations. La musculation était le point de départ, il faisait donc sens de placer Jade dans un milieu genré, avec des codes marqués.
Rutile : L’aristocratie, les rois, les reines et les princesses… il n’y a que ça sur Webtoon ! C’est souvent présenté sous un bon jour, et quand ce ne sont pas des princesses, ce sont des PDG qui ont « travaillé très dur »… Nous avons voulu prendre un angle plus « français » : quelles sont les conditions matérielles de leur richesse ? On a lu les travaux des Pinçon-Charlot [sociologues français spécialistes des classes supérieures, ndlr] et leur enquête avec Marion Montaigne, les BD de Florence Dupré La Tour…
D.T. : On recevait des commentaires sur les personnages : « Ils sont vachement méchants ! » En réalité, on a atténué le tableau.
R. : Beaucoup de lecteurs et lectrices pensaient que l’histoire se déroulait au Moyen-Âge… Dans le webtoon, l’aristocratie est souvent dépeinte à travers le prisme d’un fantasme européen, rarement réaliste. Ce qui nous intéressait aussi, c’est l’idée bourdieusienne que la classe impacte le corps physique. Et de jouer sur les différences entre le capital culturel avec Simon, le capital monétaire possédé par Héloïse [des camarades de lycée de Jade, ndlr], le capital social… Cela nous a permis de présenter les différentes manières d’être riche.
D.T. : Ce qui m’a marquée dans nos recherches, c’est la place prépondérante des mères de famille. Elles restent à la maison, mais sont le ciment de toute la vie sociale et de l’ascension de leurs enfants. C’est très bien raconté chez Florence Dupré La Tour : les enfants dénigraient leur mère, qu’ils voyaient comme une sorte de babysitter chiante, mais elle est la seule personne qui mettait de la vie dans leur existence !
Ce qui m’a plu, dans le projet de Colossale, c’était l’idée de reconnecter le muscle à la notion de force. – Rutile, scénariste
L’autre grand thème, donc, c’est la musculation…
R. : L’idée est venue de Diane, qui m’a proposé de faire une BD alliant shôjo et muscu. Je n’étais d’abord pas très enthousiaste, j’avais des a priori sur la musculation. Je voulais être sûre qu’on parle de tous les corps, de grossophobie, et qu’on soit dans une approche plus saine qu’une simple histoire d’apparence.
D.T. : Fin 2018, j’ai commencé le catch et j’ai dû travailler mon corps, ce que je n’avais pas fait depuis la fin des cours d’éducation physique et sportive au lycée. Je détestais le sport, mais je me suis découvert une passion pour la muscu. Je le vois comme un chemin personnel d’accomplissement de soi. J’ai aussi croisé des gabarits très divers.
R. : Ce qui m’a plu, dans le projet de Diane, c’était l’idée de reconnecter le muscle à la notion de force. Aujourd’hui, c’est surtout l’apparence qui prime, on voit par exemple les films Marvel avec des acteurs et actrices qui font de la sèche sous stéroïde, mais n’ont pas forcément de force… Diane m’a appris qu’on n’a pas toujours l’apparence de sa force ! Et nous avons travaillé la dimension sociale du muscle. Avant, un corps bronzé et musclé était lié à la force physique, au travail, et les corps mous et blancs étaient ceux des classes supérieures. De nos jours, ça s’est inversé, le corps prolétaire est davantage gros et sédentaire. Nos personnages suivent ce principe : Alexandre le palefrenier correspond à cette idée XIXe siècle du corps paysan ; Simon veut se muscler, mais n’a pas les moyens pour se payer un entraîneur… Et les fans de muscu ne sont pas une masse indistincte : Hanna, la coach de Jade, n’a pas une taille marquée « féminine »
D.T : … Et Danielle [une membre de la salle de gym, ndlr] est vieille !
Comment cette histoire est-elle arrivée sur Webtoon ?
D.T : J’ai d’abord pensé le projet de Colossale pour un studio qui voulait ouvrir une plateforme de webcomics. Puis Webtoon a lancé un concours en français. Il fallait proposer au moins trois épisodes, j’ai fait le minimum. Notre victoire, dans la catégorie « Humour », nous a permis d’obtenir une publication sur un nombre de chapitres définis.
R. : Le contrat prévoyait des épisodes de 40 cases, mais on voulait le double – pour que chaque épisode dise quelque chose. Si nous avions fait 120 chapitres de 40 cases, on aurait peut être eu de meilleures statistiques. Mais nous n’aurions pas créé un vrai rendez-vous, car c’est la longueur qui fidélise…
D.T. : Et peut-être que les gens n’auraient pas été autant attachés à l’histoire !
Diane, quelles recherches avez-vous faites pour dessiner les séances de musculation ?
D.T. : Je suis partie des exercices que j’aime, et j’ai augmenté l’intensité pour Jade. J’ai aussi été aidée par mes cours d’anatomie, notamment aux Gobelins, où j’ai suivis ceux de Thomas Wienc, sans doute le meilleur professeur de morphologie de France. J’ai été fascinée par ces cours, et quand j’ai commencé la muscu, tout s’est connecté.
Colossale est clairement une comédie romantique…
D.T. : C’était pensé pour que cela rentre dans la ligne éditoriale de Webtoon. Le fait qu’on parte du shôjo a mené au triangle amoureux… Mais il se trouve que je déteste la romance !
R. : Ça nous a donné un réel niveau d’exigence. Je ne pouvais pas retomber sur de vieux clichés. J’ai insisté jusqu’au bout pour un « happy end » amoureux…
D.T. : J’avais envie de montrer que le couple n’est pas une fin en soi. En même temps, je voulais présenter des relations hétérosexuelles saines, contrairement à ce qu’on voit dans d’autres webtoons.
R. : Quant au triangle amoureux, c’est insupportable quand c’est juste un effet de balancier, qu’aucun des personnages n’a de personnalité…
D.T. : … Et que la vie autour n’existe plus. Là, les relations avec les mecs sont aussi importantes pour Jade que celles avec sa mère, sa meilleure amie, sa tante…
R. : On s’est amusées à détourner certains clichés. Dans le tome 1, Simon fait du chantage à Jade. Le chantage au sexe ou à l’« amour » est récurrent dans le shôjo, nos lecteurs étaient très stressés… Or il lui demande de l’entraîner à se muscler !
Quelles sont vos inspirations ?
D.T. : Notre référence principale, c’est le manga Peach girl, notamment sur les dynamiques entre les personnages masculins.
R. : Il y a Ouranos aussi. La plupart des shôjos qui nous inspirent sont des « méta shôjo » avec un discours sur le genre. Colossale s’inscrit dans cette lignée de shôjo post-moderne. L’autre référence principale de Diane, c’est Full Metal Alchemist.
D.T : Tout ce que je fais est influencé par Full Metal Alchemist.
Vous avez publié Colossale sous forme de feuilleton. Quelles en sont les contraintes ?
R. : Il faut abattre de la case. On avait cinq épisodes d’avance, et au bout du douzième c’est devenu compliqué. Nous étions en flux tendu. Il faut donc avoir une approche synthétique du scénario et du dessin, on ne peut pas multiplier les calques de couleurs et d’effets, sauf si on a les moyens… Il faut connaître son budget, être efficace et faire des choix rapidement sans perdre son âme ou la qualité. En BD, on a parfois tendance à s’éloigner de la réalité matérielle : le métier se gentrifie, avec des écoles à 7000 €. Le webtoon te renvoie fondamentalement à l’aspect financier, car si tu dépasses ton budget tu es en arrêt de production.
J’ai l’impression que plus personne ne sait ce qu’est un cliffhanger. On se retrouve avec des rebondissements sortis de nulle part, sans qu’il n’y ait eu une construction en amont. – Diane Truc, dessinatrice
Comment avez-vous élaboré le récit ? Avez-vous été influencées par les commentaires des lectrices et lecteurs ?
D.T. : Les grandes lignes et la fin étaient connus depuis le départ, et les personnages étaient créés, mais certains se sont ajoutés en route…
R. : On est souples ; une fois qu’on a la structure établie, certains éléments peuvent bouger tant qu’on arrive aux charnières établies. Cela nous a permis d’improviser. Pour les commentaires, j’en avais l’expérience avec la fanfiction. On les a utilisés comme un outil, sans modifier le récit. C’est super d’avoir une communauté, mais en tant que créateur il faut réussir à tenir son récit face aux réactions.
D.T. : Nous les lisions tous ! Soit chacune de notre côté, soit ensemble le dimanche, quand on se retrouvait pour discuter des épisodes en cours. C’était absolument délicieux… Nous avons même fait des best-of, et un concours du meilleur commentaire !
Les épisodes se terminent souvent sur des effets de suspense, des cliffhangers qui donnent envie de passer au suivant sans s’arrêter. Comment trouver la bonne manière de le faire sans tomber dans la surenchère dramatique ?
R. : Justement, il ne faut pas s’accrocher à l’idée de cliffhanger, ne pas se dire : « Il faut absolument la situation la plus dramatique possible ».
D.T. : Dans le webtoon, j’ai l’impression que plus personne ne sait ce qu’est un cliffhanger. On se retrouve avec des rebondissements sortis de nulle part, sans qu’il n’y ait eu une construction scénaristique en amont, qui fasse que cette situation est un choc pour le lecteur. À partir du moment où on préparait bien les relations entre les personnages, ce genre de retournement était naturel, et on pouvait les caler à la fin d’un épisode.
R. : Nous avons construits les épisodes pour que la tension de fond persiste, mais que des éléments se résolvent. Il faut lâcher l’idée de surenchère dramatique, et chercher la variété : « des choses qui se passent », ça peut être des éléments psychologies, émotionnelles, dans l’atmosphère…
Le passage du webtoon à l’album papier était-il une évidence pour vous ?
D.T. : Ce n’était prévu du tout !
R. : Je disais partout qu’il n’y aurait pas de version papier… Mon dieu absolu, en BD, c’est l’homothétie : le fait que le contenu corresponde au support final. Je me disais que ça ne pourrait pas bien se transcrire. Et puis, on a vu sortir des adaptations papiers de webtoon assez convaincantes. Mais on ne voulait pas qu’il y ait un énorme travail en plus…
D.T. : Si j’avais dû le faire toute seule, je pense qu’on ne l’aurait pas sorti. Mais là, on a pu travailler avec une entreprise qui s’est chargée du redécoupage, sous notre supervision.
R. : On a été maniaques, sur des bidouillages places de cases, de coin de bulles… Nous voulions faire un bel objet, ce qui a pesé dans le choix de l’éditeur. Anne-Charlotte Velge, notre éditrice chez Jungle, nous a permis de travailler la matière – nous avons fait tout le long des choix du Pantone, du papier… Elle avait sa vision à elle, et ne nous a pas lâchées.
Si les éditeurs français essayent juste de dégager du profit sur le webtoon, ils vont se planter. Les Coréens ont trop d’avance, c’est comme si tu essayais de rattraper Marvel et Disney. – Rutile, scénariste
Avez-vous fait des changements, des ajouts ?
R. : On a corrigé le texte, mais je ne voulais pas faire trois cent mille versions différentes du scénario… Il ne fallait pas se trahir nous-mêmes, ni l’expérience initiale du webtoon.
D.T. : Cela m’a donné le temps de refaire quelques dessins. Mais je ne voulais pas mentir sur ce qui a été produit en feuilleton. Pour moi, le cœur d’un bon webtoon, c’est le découpage. Et j’étais contente de mon découpage !
Pensez-vous que votre expérience est reproduisible ?
D.T. : En tout cas, pas avec Webtoon.
R. : Ils n’ont pas une approche auteur !
D.T. : Les nouvelles choses qui vont arriver dans le webtoon seront faisables avec les éditeurs français, et c’est ça qui est intéressant.
R. : Il va falloir jouer selon les règles du jeu. Quand on a fait Colossale, on voyait que ce qu’on faisait marchait, et ça nous confortait dans le fait qu’on avait raison. Il y a des choses que les Coréens ne peuvent pas faire, mais nous oui – par exemple, cette approche sociale de la fiction que les Français pratiquent depuis Zola. Je pense que c’est reproduisible, mais il ne faut pas faire n’importe quoi. Si les éditeurs français essayent juste de dégager du profit, ils vont se planter. Les Coréens ont trop d’avance, c’est comme si tu essayais de rattraper Marvel et Disney. Mais si tu mises sur la qualité, sur les auteurs, sur les objets, le papier… Comme on a fait ! Tout au long, on a joué selon certaines règles. On va voir si côté papier, le pari est réussi.
D.T. : Il faut trouver les lettres de noblesse du webtoon, d’un point de vue culturel français. Et trouver les personnes qui, enfin, pourront être sérieuses face au numérique.
R. : Et encore une fois, en mettant avant nos auteurs. Pour l’instant, sur la plateforme Webtoon, ça n’existe pas du tout. Ils ont une « approche Netflix » du truc, l’idée est de faire du contenu.
D.T. : Pour eux, l’auteur n’est personne.
R. : Le webtoon en tant que medium, pour moi c’est complètement l’avenir, j’y crois à 100 %. Mais pas avec n’importe quel business model. J’en ai un que je vais proposer en tant qu’éditrice pour la plateforme de Media Participation (ONO). Je vais lancer une grosse collection selon mes convictions, ma vision. Le webtoon a changé plein de choses, je ne veux pas que le souffle retombe. Je suis très curieuse de voir la suite !
Propos recueillis par Mathilde Loire
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Colossale #1-2.
Par Diane Truc et Rutile.
Jungle, 223 p., 19,50 €, le 9 mars 2023.
Images © Diane Truc/Rutile – Jungle
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