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« Saccage » de Frederik Peeters, une esthétique du fracas

29 mars 2019 |

saccage_couvFormat à l’italienne, dos toilé rouge, succession de tableaux sans texte… Saccage, le dernier album de Frederik Peeters (Aâma, Lupus, Koma, Pilules Bleues, L’Homme gribouillé, L’Odeur des garçons affamés…) ressemble au premier regard à ceux de la collection « Blaise » des éditions Cornélius. Pourtant, c’est bien l’éditeur historique de l’auteur suisse, Atrabile, qui publie ce superbe ouvrage, né d’une frustration inassouvie. Dans la préface, Frederik Peeters indique en effet qu’il voulait dessiner un cinquième tome de sa série Aâma, « totalement muet, psychédélique et abstrait ». Chose faite, mais pas chez Gallimard (ni chez Cornélius!).

Frederik Peeters propose au lecteur attentif « une certaine vision du monde » libérée de tout carcan narratif. Juste une série de visions exprimées dans des tableaux pleine-page tirant leur force d’évocation de leur succession ou de leur collision. Mais Saccage raconte bien une histoire même si l’écriture graphique, sorte de flot de conscience automatique mis sur papier au hasard des visions, semble improvisée. Un album des possibles et des projections à partir d’un contexte en vogue : l’Apocalypse. Chaque page raconte une destruction, la lente et brutale décomposition d’un monde voué au chaos. Il y a bien à un moment l’idée d’un Eden perdu mais pour mieux en souligner la disparition et son corollaire, une mélancolie d’Occidentaux orphelins de croyances ou d’idéologie.

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Le monde court à sa perte, dans un progressisme techniciste et vain, dégrade ce qui l’entoure en une boulimie jamais rassasiée qui confine au vide (voir les deux splendides planches de la baleine échouée et du distributeur automatique, narrée sur une dialectique du vide et du plein). À sa manière, Frederik Peeters veut faire table rase : de ce qu’il a appris, d’une certaine idée de la BD et du monde tel qu’il existe. L’univers se délite mais lui crée et, à la fin peut-être, la possibilité d’une renaissance, comme une destruction créatrice. Jouant de l’anachronisme, superposant les époques – de l’Inde des dinosaures aux abattoirs du Moyen-Age –, l’auteur truffe ses tableaux de symboles pour en faire des métaphores ou des allégories puissantes, puisant dans une imagerie familière qui va des images de propagande aux personnages de Disney – toutes les références sont citées en fin d’ouvrage.

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Une mosaïque de visions donc, qui se prête à une exploration faite d’allers-retours, de correspondances et d’échos, un défrichage actif en somme. Le format, parfait, laisse éclater tout le talent graphique de Peeters en un carnage pop et organique nourri par l’obsédante idée de la déchéance et de la mort, dans une ambiance volontiers inquiétante et/ou dérangeante. Il faut voir ces avatars déformés, ces excroissances, ces cicatrices sanguinolentes, ces grimaces de carnassier et ces êtres élastiques ballottés entre différents mondes et époques… Quelle énergie dans ces explosions et visions incandescentes ! Une véritable furie graphique, comme un creuset d’obsessions et de fantasmes où l’on sent que l’auteur n’a peut-être jamais été aussi à l’aise.

En une esthétique du fracas, Peeters ne fait pas la morale, ou à peine, mais propose davantage des pistes dans ce qui ressemble à une Genèse inversée, au surréalisme poisseux. On peut n’y voir qu’un exercice de style ou un « délire visuel ». Mais aussi et surtout le talent et la maîtrise d’un dessinateur qui semble exprimer tout son potentiel. Un album qui attire autant qu’il interroge en offrant une expérience troublante, torturée. Amis esthètes, ce Saccage est pour vous !

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Saccage.
Par Frederik Peeters.
Atrabile, 96 p., 23 €, mars 2019.

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