Safieddine et Park : le Liban, la Corée, les bombes
Dans Yallah Bye, Joseph Safieddine raconte l’attaque israélienne sur le sud Liban en 2006, et sur la ville de Tyr en particulier. Une cité de bord de mer où sa famille se rendait en vacances, dans la famille du père, Mustapha. Joseph, alias Gabriel dans l’album, resté en France, suit les événements à la télévision, et via les quelques conversations téléphoniques qu’il parvient à obtenir. Un livre émouvant, davantage portrait familial que BD politique, mis en images avec douceur et empathie par Kyungeun Park, Coréen installé en France, qui s’est reconnu dans l’histoire de son scénariste. Rencontre avec deux jeunes auteurs qui s’interrogent sur leurs racines.
Les événements de Yallah Bye se sont déroulés en 2006. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de les raconter ?
Joseph Safieddine : En fait, j’ai écrit une première version de cette histoire familiale dès 2007, et j’ai amorcé un projet d’album avec une dessinatrice et les éditions Paquet. Mais nous ne nous sommes pas entendus et le livre ne s’est pas fait. Cette année-là, Kyunguen Park a gagné un prix Jeune Talent à Angoulême, et j’ai commencé à suivre son travail. Puis nous nous sommes rencontrés, avons commencé à travailler sur des projets. Mais il s’est reconnu dans cette histoire, et a voulu s’y lancer. Cette idée a été accueillie à bras ouverts par Le Lombard et c’était parti !
Kyungeun Park : En 2010, le gouvernement de Corée du Nord a envoyé des obus sur une île du territoire de la Corée du Sud, dont je suis originaire. C’était une attaque frontale quasi inédite depuis la guerre… Je voyais mon pays en flammes à la télévision, j’appelais ma mère pour savoir si tout allait bien… J’ai ainsi très bien compris l’angoisse de Joseph quand sa famille était coincée à Tyr, au Liban, sous les bombes. Et les similitudes géopolitiques entre le Liban et la Corée, deux pays longtemps colonisés et soumis aux tensions internationales et aux influences extérieures, m’ont sauté aux yeux.
C’est aussi une histoire d’immigration, d’intégration, à travers Mustapha, le père.
K.P. : Oui, comme Mustapha, je suis un immigré de première génération. Et comme lui, je me pose sans cesse la question de l’intégration dans la société française : jusqu’à quel point dois-je mettre de côté ma culture coréenne pour être accepté, considéré comme un membre de la communauté française ? Par moments, je me sens fier d’être Coréen, à d’autres, je m’en fiche complètement car je vis en France comme les Français ! Je m’interroge donc beaucoup sur mon identité, sur celle de ma fille de 5 ans, sur la manière dont je dois en parler avec elle. C’est un sujet qui occupe une place importante dans Yallah Bye et c’est aussi pour cela que je me suis reconnu dans cette histoire.
Comment avez-vous travaillé sur ce livre ?
J.S. : Nous sommes partis une dizaine de jours sur place, pour que Kyungeun puisse s’imprégner des lieux et rencontrer des gens. Nous avons visité plusieurs quartiers, l’église ou des appartements dans lesquels mes parents avaient trouvé refuge…
K.P.: Je ne voulais pas faire de décor « photographique », dessinés à partir d’images trouvées ici ou là. C’était primordial pour moi de saisir la ville en 3D, afin de pouvoir valider mes choix graphiques, mes cadrages. Saisir l’air, la lumière, les traits des visages des Libanais. Trier les choses qui me semblaient importantes des autres.
J.S. : Kyungeun avait aussi envie de comprendre ce que les habitants de Tyr avaient vécu ce moment-là. Car si les anciens avaient une certaine habitude des bombardements, la nouvelle génération a été traumatisée par les attaques de 2006.
K.P. : Ma découverte a commencé dès le voyage en avion, qui n’a pu atterrir à Beyrouth et a dû faire escale à Damas, en Syrie, déjà en pleine guerre ! J’étais un peu paniqué, mais tous les passagers, Libanais ou Franco-Libanais, restaient d’un calme impressionnant… Si l’avion avait été plein de Coréens, on se serait rués sur le pilote et l’équipage !
J.S. : Peut-être est-ce parce que les Libanais sont très croyants… Quelle que soit leur religion, tous portent en eux cette sorte de fatalisme. « Ma vie est dans les mains de Dieu », entend-on souvent.
Qu’a changé ce voyage par rapport au scénario originel ?
K.P. : Il nous a surtout aidé à nous débarrasser des clichés de la guerre.
J.S. : Même si cette histoire est la mienne et celle de ma famille, il y a eu un vrai travail d’enquête pour l’album. Nous avons interrogé les membres de ma famille, recoupé les témoignages parfois divergents, vérifié les itinéraires…
K.P. : Au départ, le scénario ne prévoyait pas de flashback sur la jeunesse du père et les raisons de son départ vers la France. D’ailleurs, à l’origine, le projet ne comptait que 84 pages… Le livre en compte finalement 156 ! Car il fallait prendre le temps d’expliquer les réactions des gens, et notamment celles de Mustapha. Pourquoi il prétend vouloir se battre, pourquoi il souffre de quitter à nouveau Tyr…
Joseph, comment votre père a-t-il réagi en voyant le portrait que vous faites de lui ?
J.S. : J’avais peur qu’il soit un peu vexé, que je le montre ainsi, maladroit (ce qu’il est !) fanfaron et colérique. Mais en fait, il est super fier ! Il nous accompagne en dédicaces, reste des heures debout à côté de nous, parle aux lecteurs sans même se présenter et va jusqu’à signer les livres ! Je dois toutefois dire que j’ai un peu modifié son personnage pour les besoins de l’album : en réalité, s’il bombe le torse en tant que Libanais quand il est en France, il le fait beaucoup moins là-bas… Toutefois, le montrer ainsi me me permettait d’évoquer son histoire de manière plus efficace. Son parcours m’a toujours fasciné.
Votre album, tout comme votre précédent Je n’ai jamais connu la guerre, est très émouvant sans être larmoyant. Est-ce difficile de marcher sur ce fil ténu du pathos ?
J.S. : Oui, c’était une préoccupation permanente, car je ne suis pas du tout client des histoires qui vous tirent les larmes à dessein. J’ai toujours essayé de désamorcer les situations trop tristes, par une petite blague ou une chose plus légère. Cela tient aussi aux Libanais eux-mêmes, car même dans leur douleur, ils demeurent très dignes. Bien sûr, il y a des gens traumatisés, d’autres qui peuvent avoir des excès de colère. Mais ils n’ont pas d’esprit de revanche ou de haine généralisée. Un ami de mon père nous a raconté comment il avait été capturé et torturé par des soldats israéliens, comment il avait perdu toutes ses dents. Mais il l’a fait très calmement et a fini dans un grand éclat de rire !
K.P. : De mon côté, je ne voulais pas donner un aspect trop réaliste à mon dessin : l’histoire est déjà tellement dure… C’est pour cela que j’ai choisi un style presque un peu caricatural. Globalement, je me suis vraiment senti metteur en scène sur ce projet, sur lequel j’ai travaillé deux ans. Découpage, montage, réflexion sur l’écriture, je me suis énormément impliqué et, à chaque fois que la motivation baissait, je réécoutais les enregistrements des interviews réalisées là-bas. Cela m’aidait beaucoup.
Deux ans sur un album… Peut-on vraiment vivre de la bande dessinée dans ces conditions ?
K.P. : C’est difficile, très difficile… Mais je continue, sur des projets personnels, et sur un livre écrit par Antoine Ozanam.
J.S. : Clairement, j’ai pensé à arrêter la bande dessinée, car on peut difficilement espérer gagner sa vie comme auteur… Mais j’aime tellement ça ! Et le travail sur Yallah Bye m’a remotivé. Alors je continue, pour l’instant, tout en écrivant un court-métrage de cinéma. Côté BD à paraître cette année : un livre avec Clément Fabre chez Vide Cocagne, et le premier album du dessinateur Loïc Guyon, chez Sarbacane, sur la vie de mon arrière-grand-père qui était aviateur.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Yallah Bye.
Par Kyungeun Park et Joseph Safieddine.
Le Lombard, 20,50 €, janvier 2015.
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