Sandrine Revel : quelques notes de silence et de Glenn Gould
Glenn Gould a fasciné bien au-delà du cercle des amateurs de musique classique, dont il est une des premières « stars ». Ses interprétations étonnent par leur modernité : celle des Variations Goldberg, de Bach, en 1981, est sans doute la plus connue. Son étrange manière de jouer, courbé sur le piano, chantonnant les yeux fermés, a aussi fait sa célébrité… La dessinatrice Sandrine Revel s’est saisi du personnage dans un album biographique très personnel et réussi.
Comment vous est venue l’idée d’une biographie de Glenn Gould ?
J’ai lancé le projet il y a quatre ans, quand j’ai commencé à voir des biopics sortir chez des éditeurs… Mais l’idée me travaille depuis que je m’intéresse au pianiste. Tous ses tics et son mystère me faisaient penser qu’il ferait un bon personnage de bande dessinée.
Glenn Gould avait de nombreux rituels envahissants, on l’a même dit autiste. En quoi était-ce une clef pour entrer dans le personnage ?
Ce ne sont pas tant ses excentricités qui me fascinent que la manière dont il en jouait. Il savait que son personnage, même s’il n’était pas calculé au départ, le servait dans la presse. Il tenait sa manière de chantonner au piano de sa mère, une protestante qui chantait dans les églises, et qui lui avait appris à jouer de cette manière. C’était un rebelle dans un milieu classique, très codé, un homme libre : il jouait de cette façon, car c’est ainsi qu’il appréhendait le mieux la musique. Il avait aussi un côté rock’n’roll, décalé, aimant par exemple se déguiser sur les plateaux télé.
Ce livre n’est pas une biographie exhaustive, quels choix narratifs avez-vous fait ?
Je ne voulais pas décevoir les amateurs de Glenn Gould, et ils sont nombreux ! J’ai pris une autre direction que celle de la biographie ultra documentée et précisément datée. Je pouvais ainsi y mettre de la fiction, ma part d’imagination. J’ai procédé un peu comme un sculpteur, en notant les anecdotes qui revenaient le plus, puis en enlevant de toute cette matière ce qui était redondant ou gratuit. J’ai aussi essayé de justifier à chaque fois le présent par une anecdote du passé.
L’album fonctionne sur trois temps : le présent, les souvenirs et la conscience de Glenn Gould. Comment les représenter graphiquement ?
J’ai travaillé sur un code : les bulles sont arrondies pour le passé, cela donne côté vintage, un peu comme des instantanés ; et pour le présent, un surlignage de la case avec un double filet très fin pour ne pas heurter l’œil du lecteur. J’ai imaginé des visions un peu fantasmagoriques pour évoquer sa conscience. À la fin de l’album, j’ai voulu montrer le lâcher-prise, au moment où il meurt. Tout s’envole autour de lui, lui échappe, alors qu’il était plutôt homme à tout contrôler.
Quelles relations entretenait-il avec son entourage ?
Particulières : il est à la fois très lié et très distant. Sa création lui prenait beaucoup de temps, qui n’est pas le même que celui d’une horloge… Ses proches ne le voyaient pas forcément autant qu’ils l’auraient voulu. Les relations humaines pouvaient aussi être un peu ambiguës, car il mettait son art au premier plan. Une relation professionnelle pouvait sembler devenir amicale, mais lui restait en réalité dans le travail !
Comment rendre la virtuosité musicale par le dessin ?
Par une gestuelle très marquée : une main souvent levée pour dicter la musique à l’autre main, le corps lové sur le clavier — sa signature —, les yeux fermés très près du clavier, une forme de grâce, la légèreté dans les doigts, la main qui frôle les touches… J’ai utilisé des gros plans et j’ai travaillé le silence ! Je ne voulais pas écrire la musique, afin de laisser place à une forme de méditation. Lui-même travaillait les morceaux dans sa tête et allait en tout dernier lieu au piano.
L’album a un côté ouaté, en apesanteur…
C’est parce qu’il n’y a pas d’encrage sur les décors, contrairement aux personnages. Pour la séquence de fin [la mort du compositeur, ndlr], il s’agit d’un travail à l’aquarelle avec une incrustation de nuages. J’ai utilisé des photos d’un ciel orageux magnifique prises lors d’une balade dans les prés salés du bassin d’Arcachon. Le reste a été travaillé sur tablette numérique. Je me suis inspirée aussi pour cette scène d’un peintre qui a vécu à Toronto, Colville, qui a inspiré de nombreux réalisateurs, et particulièrement de son tableau Seven crows. C’est très américain, avec un côté inquiétant, une scène où l’action semble sur le point de basculer…
Quel a été votre travail de préparation, de documentation ?
J’ai lu toutes les biographies traduites en français, et laissé de côté celles qui étaient très savantes sur sa musique. J’ai revu des documentaires et des quantités de documents vidéo. J’ai retenu les données qui revenaient le plus, et les plus intéressantes à traiter graphiquement; j’ai dû faire des choix. Le fait de confronter le passé au présent dans la narration m’a donné beaucoup de liberté : une séquence peut faire une planche ou même une case que j’agrandis à la planche entière… J’ai vu des lieux où il a vécu, où il aimait aller, comme le chalet du lac Simcoe, à côté de Toronto, où il répétait. Je suis allée sur sa tombe, un peu comme pour lui demander une permission : « est-ce que ça te plaît, ce que j’ai fait… ? »
Que dit votre attrait pour Glenn Gould de votre manière de créer, de travailler ?
Il a un écho chez moi, dans ma manière d’envisager ma vie, le travail dans ma vie. Je le fais chez moi, je m’y mets tôt, comme lui, je n’ai pas d’heures pour travailler. J’ai le même besoin de m’isoler, de créer dans mon coin, d’être dans la maîtrise de ce que je réalise, surtout pour cet album, que j’ai fait seule. L’amour des animaux aussi : j’ai deux chats, un chien, une tortue, des poissons rouges !
Vous avez travaillé quatre ans à la création de l’album. Peut-on vivre décemment en tant qu’auteur aujourd’hui ?
J’ai d’autres activités en parallèle : des interventions en milieu scolaire, un autre album (La Lesbienne invisible), des dessins pour la presse. Et puis j’ai eu une aide du Centre national du Livre, et du conseil régional d’Aquitaine. Et Dargaud m’a laissé tout mon temps pour faire l’album. J’ai toujours fait des choses « à côté » de la BD, c’est ce qui me donne une liberté.
D’autres projets ?
Oui, je suis une boulimique de boulot [voir son site]. Je travaille sur un album qui sortira chez Delcourt, l’adaptation d’une pièce de théâtre comique de Blandine Métayer, adaptée par Véronique Grisseaux : Je suis Top. C’est sur la difficulté des femmes à accéder à des postes à haute responsabilité.
Propos recueillis par Mélanie Monroy
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Glen Gould, une vie à contretemps.
Par Sandrine Revel.
Dargaud, 21 €, le 20 mars 2015.
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