Sean Murphy : « J’ai envisagé de tuer Batman dès le 1er tome »
Il est sans doute l’un des auteurs de comics les plus prisés du moment. Et pourtant, c’est un homme discret, humble, très exigeant avec lui-même et un brin éreinté qui se présente, à l’occasion d’une tournée de librairies en France, avec une étape par Momie Lyon. Sean Murphy, 43 ans, casquette et chemise à carreaux, vient parler de son dernier White Knight, vision dystopique de Batman, dans une Gotham City ultra-sécuritaire (lire aussi nos critiques des tomes 1, 2, 3). En compagnie de son épouse et parfois co-scénariste, Katana Collins, avec son classeur d’originaux sous le bras – « c’est surtout avec leur vente que je gagne de l’argent » –, il revient pour BoDoï sur son parcours et évoque le travail quotidien d’un artiste dans l’industrie américaine des comics.
Quand avez-vous décidé que vous seriez dessinateur de comics ?
Ça s’est construit assez tôt, et j’ai eu la chance que mes parents acceptent de financer mes études d’art. Mon père peignait un peu, des paysages, ce genre de choses, mais ils n’étaient guère versés dans le domaine artistique. Ils m’ont juste dit : « Choisis les études que tu veux, tant que ça te procure un métier qui te permettra te gagner ta vie. » J’ai donc opté pour un cursus universitaire artistique, avec une spécialité en dessin de comics, puis un diplôme en art séquentiel.
Quels super-héros vous faisaient rêver enfant ?
J’ai beaucoup lu Spider-Man, les X-Men, j’ai grandi avec G.I. Joe à la télé… Mais ce sont certaines histoires de Batman, au début des années 1990, qui m’ont marqué, grâce à leur écriture différente et leur choix de montrer un justicier qui perd toute morale. Je n’aurais jamais imaginé alors que je serais, un jour, engagé pour raconter ces histoires à mon tour.
Quel type de travail est-ce, d’avoir la responsabilité de Batman ? Pas trop de pression ?
Je dois dire que j’ai énormément de liberté. Mais c’est aussi parce que je connais les règles et les limites à ne pas dépasser. Par exemple, mon idée première pour le cycle du White Knight, c’était que le Joker allait être la solution à un Batman devenu incontrôlable. Et j’avais cette idée que le Joker était amoureux de lui, mais j’ai laissé ce point finalement assez vague, c’était plus intéressant ainsi et moins clivant. J’ai de la chance car DC me laisse faire, mais je crois surtout qu’ils ne pensaient pas, au départ, que ça se vendrait aussi bien ! Moi-même, je ne pensais en faire qu’un seul et j’avais même envisagé de tuer Batman à la fin du volume. Devant le succès, DC m’a demandé de l’épargner et de continuer, à ma grande surprise !
Vous êtes coincé avec Batman, alors ?
Mon idée est d’alterner entre une BD pour DC et une BD pour moi. Mais je dois faire attention, car si je m’éloigne trop de Batman, je risque de perdre le fil et surtout les lecteurs ne m’attendront pas. Ce n’est pas si simple de délaisser un tel héros pour aller vers des personnages moins connus, car ça représente de gros écarts de ventes…
Pourtant, vous arrivez à varier les plaisirs tout en restant à Gotham, avec le développement du personnage d’Harley Quinn, notamment.
Ma compagne a co-écrit cet épisode sur Harley Quinn, elle m’aide avec ce personnage depuis des années, pour ne pas tomber dans les pièges de l’auteur mâle qui dessine une héroïne… Mais je suis entouré de féministes, alors j’apprends ! Je pense que cet épisode passe le test de Bechdel haut la main.
À quand Catwoman alors ?
Je me garde ce personnage pour plus tard, pour une histoire en flash-back, peut-être composée de grandes images, avec un texte narratif… On verra.
Pourriez-vous devenir simplement scénariste, pour d’autres dessinateurs ? Ou pour le cinéma ?
Je ne le pense pas… J’estime que mes scénarios valent entre B et B+, alors que mes dessins valent plutôt A ! Alors, je crois que c’est mieux que je continue à dessiner mes histoires. Et puis, devenir scénariste, c’est un challenge car il faut toujours avancer sur 5 comics en même temps… Quant au cinéma, je n’y songe pas. La bande dessinée permet de toucher le lecteur différemment que les films, et d’une manière qui me plaît davantage car elle laisse plus de place à l’interprétation. Avec elle, on peut être moins strict sur les règles et la vraisemblance, et les possibilités d’utilisation de décors ou de personnages sont infinies. Au cinéma, il sera compliqué de rendre crédible une scène de bagarre avec un personnage tel que Killer Croc, qui peut vite être ridicule. En BD, pas de souci !
Quel est votre vilain préféré à Gotham ?
Mr Freeze, sans doute. Il est au centre d’une des meilleures histoires que j’ai écrite, celle dessinée par Klaus Janson et qu’on peut lire dans Curse of the White Knight. Je lui en suis très reconnaissant, car il lui a fallu dessiner des camps de concentration et des chambres à gaz sur des pages et des pages… Ce récit où le méchant SS sauve les gens à la fin a résonné assez fort en moi, par rapport à la situation politique américaine. J’ai ressenti des choses similaires en pensant à Trump et à Hitler par exemple…
Comment mesurez-vous la dose de politique que vous injectez au fil des épisodes de White Knight ?
J’essaye de rester subtil, mais j’avais envie de parler de terrorisme, de Trump, de Twitter, de la surveillance globale… La nouvelle guerre civile aux États-Unis, elle se déroule sur les téléphones ! Je voulais aussi questionner l’action de la police, mais sans éluder la complexité de la question : il y a la mauvaise police et la bonne police, évidemment.
L’irruption des intelligences artificielles dans la création vous effraie-t-elle ?
Elle peut faire peur, mais je ne la crains pas tant que ça. Je pense, ou du moins j’espère, que les lecteurs continueront à lire des histoires écrites et dessinées par des humains, et qu’ils préféreront toujours ça…
Quels sont vos projets, en dehors de Batman ?
J’aimerais accompagner de jeunes auteurs en les publiant, avec de bons contrats, dans le petit label que je lance. Et sur lequel je vais sortir une aventure de Zorro. Car, même si je suis irrémédiablement attiré par les grosses voitures et les pisto-laser, j’avais envie d’une aventure plus terre à terre, plus réaliste. Robin des bois et Les Trois Mousquetaires m’attirent aussi, car je cherche des choses qui peuvent séduire le public français. On verra !
Propos recueillis et traduits par Benjamin Roure
___________________________
Batman – Beyond the White Knight.
Par Sean Murphy.
Urban Comics, DC Black Label, 264 p., 24 €, mai 2023.
Images © DC Comics/Urban Comics
___________________________
Publiez un commentaire