Sean Phillips : « Vous savez, je dessine 300 pages par an… »
Scènes de crime, Fatale, Criminal, Fondu au noir, Kill or be killed… Depuis des années, l’Anglais Sean Phillips dessine les géniales histoires noires d’Ed Brubaker. Pourtant, cet artiste hyper productif n’est même pas un fan de romans policiers. Même s’il avoue qu’il ne se « verrait pas dessiner que des ciels radieux, car l’ombre est bien plus intéressante »… À l’occasion du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, rencontre avec un dessinateur sérieux et débonnaire, tout entier dévoué aux comics indépendants, qui même à 53 ans cherche encore à améliorer son trait et sa technique.
Comment avez-vous démarré dans l’industrie des comics?
Mes premiers vrais engagements étaient pour des comics pour adolescentes, des histoires romantiques bien loin de ce que je peux faire aujourd’hui! Mais j’avais 15 ans et c’était une façon comme une autre de démarrer. Ensuite, j’ai fait des études de design graphique, pour rassurer mes parents et aussi parce que j’avais du mal à me dire que je pourrais vraiment travailler dans la bande dessinée.
Plus jeune, étiez-vous déjà fan de polars, de récits noirs?
Pas du tout ! Ce n’est que grâce à Ed Brubaker que je m’y suis mis. Avant, ce n’était pas mon truc. Pour Fondu au noir, il m’a indiqué quelque films à voir, mais surtout, il m’a passé des photos de Los Angeles de ces années-là, trouvées dans des archives là-bas.
Votre style graphique est très identifié, avec un usage important des ombres notamment, dans des registres plus ou moins réalistes. Comment avez-vous abordé le dessin de Fondu au noir ?
Ce projet est arrivé à un moment où je commençais à être un peu usé par notre série Fatale. J’avais besoin de quelque chose pour me stimuler et j’ai décidé d’essayer de dessiner sur tablette graphique, alors que j’avais toujours travaillé à l’ancienne jusque-là. Le problème, c’est que Ed ne voulait pas que je change ma façon de faire, de peur que cela change mon style sans doute… Avant de nous lancer dans Fondu au noir, nous avons réalisé un petit teaser pour notre éditeur, Image. Et je l’ai dessiné à l’ordinateur, sans rien dire à Ed… Qui ne s’en est pas aperçu!
Vous avez donc adopté définitivement cette nouvelle méthode?
Non, c’est juste une option supplémentaire. Car contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas plus rapide, pour moi en tout cas, de dessiner sur ordinateur. Car on est toujours tenté de faire des modifications au pixel près… Je n’ai utilisé que l’ordinateur pour Fondu au noir, mais j’ai adopté une technique mixte pour Kill or be killed. Finalement, c’est la finalité du livre qui compte, le procédé importe peu.
Mais en numérique, vous n’avez pas de planches à vendre…
Vous savez, je dessine environ 300 pages de BD par an. J’ai donc dessiné des milliers de planches dans ma vie, que je stocke chez moi, au grenier. Bien sûr, j’en vends parfois, mais j’accorde assez peu d’importance à ces originaux car mes dessins ne sont là que pour servir une histoire… Après, si on me demande de dessiner du Batman, je le ferai sur papier, car je sais que des planches avec ce personnage sont recherchées. Pour les couvertures, aussi, c’est différent, j’en profite pour peindre.
On peut d’ailleurs être surpris que DC ou Marvel ne fasse pas appel à vous.
Honnêtement, ça ne me manque pas vraiment, je ne suis vraiment lecteur de récits de super-héros. J’ai la chance de travailler avec Ed Brubaker et nous avons un contrat d’exclusivité avec Image, que nous allons probablement renouveler cette année, qui nous offre un luxe rare : tous nos projets sont acceptés sans même avoir besoin de les pitcher ! Nous allons par exemple donner deux suites à Fondu au noir, qui exploreront les années 50 et 60, et nous travaillons aussi sur une romance.
Pour revenir à Fondu au noir, cette série a marqué le début d’une collaboration avec la coloriste Elizabeth Breitweiser.
Recourir à une coloriste est d’abord une question de gain de temps, car avec Ed, nous avons trop d’idées et pas assez de temps. Mais ce qu’Elizabeth parvient à faire est incroyable ! Ses choix de couleurs, de lumière, d’effets… Je serais incapable de faire cela.
Dans cette série, vous dessinez des personnages et des décors réels. Est-ce une difficulté supplémentaire?
Au contraire, on peut s’inspirer de photos, c’est beaucoup plus simple. Après, on peut aussi s’inspirer de photos et suffisamment les détourner pour qu’on ne reconnaissance pas vraiment les gens, les acteurs notamment. Par exemple, il y a un personnage inspiré de Montgomery Clift dans le livre, qui ne lui ressemble pas tant que ça non plus. J’utilise par ailleurs un livre destiné aux dessinateurs et aux peintres, qui compile des portraits de gens prenant différentes poses et expressions. C’est très utile. Mais je ne suis pas le seul à l’utiliser: je vois parfois dans certaines BD de confrères des poses que j’ai moi-même utilisées! Des amis m’avaient proposé de poser pour moi, mais c’est trop compliqué, il faudrait qu’ils soient disponibles dès que j’en ai besoin, ça me ferait des centaines de photos à trier… Pour simplifier les choses, j’ai choisi de me prendre moi-même en photo !
Dans Kill or be killed, il y a des pages en voix off, avec de grandes cases voire une seule case verticale. Ce découpage, est-ce un petit plaisir de dessinateur?
C’est en tout cas beaucoup plus facile à dessiner qu’une page avec de nombreuses cases. Quand j’ai réalisé des BD de format franco-belge pour Delcourt (7 psychopathes, La Grande Évasion – Void 01), je me suis vraiment rendu compte que chaque image dans une planche comptait autant que l’autre, que toutes devaient raconter quelque chose ou donner des informations. Et il y a plus de cases par page que dans les comics ! Tout cela rend la narration assez différente, mais j’aime cette densité.
Kill or be killed est très brutal. Comment dosez-vous graphiquement la violence pour que votre BD reste lisible ?
Dans les séquences d’affrontement, j’essaie toujours de montrer que ça fait mal, mais pas forcément les blessures elles-mêmes. Ensuite, je n’ai pas de problème pour représenter des cadavres… Finalement, ce n’est que de l’encre sur du papier, non ? Ce qui est toujours étonnant aux États-Unis, c’est qu’on peut dessiner autant de violence que l’on veut, mais on ne pourra jamais montrer un téton – sauf chez Image, heureusement.
Justement, vous dessinez peu de scène de nudité, encore moins de scène de sexe.
Ce doit être mon côté prude et anglais ! On n’aime pas trop ça chez nous !
Vous évoquez l’Angleterre. N’êtes-vous pas frustré de ne pas publier pour un éditeur britannique ? Et de ne jamais dessiner votre pays, puisque toutes les histoires sur lesquelles vous travaillez se situent aux États-Unis ?
Il y a beaucoup de festivals au Royaume-Uni, mais peu d’espace pour y faire de la bande dessinée. Tout le boulot est aux États-Unis, et j’ai commencé très jeune à travailler pour DC qui venait chercher des auteurs en Angleterre. Sur le dessin, j’ai tout de même dessiné des épisodes de Hellblazer qui se déroulent à Londres. Et j’ai un projet de SF, quelque chose entre The Private Eye et Blade Runner, qui se déroulerait à Edimbourg. Je vais aussi travailler sur un texte d’Ian Rankin sur la Première Guerre mondiale, dans le cadre des commémorations du centenaire.
D’autres styles que vous aimeriez explorer ?
J’aimerais bien réaliser un western, je crois. Les chapeaux et les chevaux sont horriblement difficiles à dessiner, mais c’est un univers qui m’attire.
Propos recueillis au Festival d’Angoulême et traduits par Benjamin Roure
__________________________
Kill or be killed #1.
Par Sean Phillips et Ed Brubaker.
Delcourt, 16,50 €, janvier 2018.
Fondu au noir.
Par Sean Phillips et Ed Brubaker.
Delcourt, 39,95 €, novembre 2017.
Images © Sean Phillips / Image Comics / Delcourt pour la traduction françaose
Photo © Chloé Vollmer-Lo
__________________________
Publiez un commentaire