Sélection Comics – A.D. After Death
La Sélection Comics vous propose un focus sur un titre anglo-saxon qui vous sortira de la routine super-héroïque. Zoom sur le monumental roman graphique A.D. After Death sorti chez Urban Comics, cosigné par deux des auteurs les plus doués de la BD nord-américaine, Scott Snyder et Jeff Lemire. Une odyssée de vie et de mort bouleversante.
Sur la scène rock, on appellerait ça un supergroupe, une formation événement réunissant de grosses stars. À l’échelle des comics, aligner sur un même projet Scott Snyder et Jeff Lemire comme le fait Image Comics avec A.D. After Death, est en effet un sacré coup éditorial : Snyder, l’Américain, est un des feuilletonistes les plus habiles de l’industrie (on se souvient de son Batman avec Greg Capullo) et aussi un auteur de récits horrifiques redoutables (Severed, Wytches..) ; Lemire, le Canadien, figure lui aussi parmi les scénaristes les plus demandés par les gros éditeurs (Descender, Black Hammer…) et est surtout connu pour les romans graphiques subtils qu’il écrit et dessine lui-même (Essex County, Royal City, Winter Road...).
L’association de ces deux poids lourds aurait pu déboucher sur un blockbuster calibré pour brasser large. A.D. After Death est au contraire une pure oeuvre d’auteur(s). Et fait surtout de prime abord penser aux travaux les plus personnels de Jeff Lemire. Déjà parce que c’est lui qui dessine et que son style graphique qui n’appartient qu’à lui – avec son trait brut et ses personnages aux grands yeux en amande –, happe immédiatement dans son imaginaire. Et puis parce que la touche science-fiction du projet (une humanité guérie de la mort) sert comme souvent chez lui (voir Trillium) de prétexte à un récit existentiel. Étonnamment, c’est pourtant Snyder qui est crédité seul au scénario et si on a adoré à BoDoï plusieurs de ses créations (dont le formidable The Wake), on ne l’attendait pas vraiment sur le terrain de son camarade, dans un exercice aussi littéraire. Le terme de roman graphique n’est pas galvaudé ici. En l’espèce, il s’agit presque d’un roman illustré entrecoupé de séquences BD car une bonne moitié de ce gros ouvrage de 250 pages consiste en chapitres narrés en prose à peine semés de quelques illustrations, au ton très intimiste.
Et si dans les pages BD qui se déroulent dans le présent, Snyder et Lemire se prêtent au jeu du récit d’aventures avec scènes d’action et décors fantasmagoriques (très belles couleurs à l’aquarelle de Lemire), dans les passages en prose, A.D. After Death épouse la forme d’un journal de bord, une collection d’anecdotes personnelles réunies par le héros, Jonah. Ces fragments de mémoire mis bout à bout permettent de reconstituer qui il est et quel est son rôle dans ce qui se trame. Les deux auteurs entretiennent un certain flou sur tous ces éléments, mélangeant les temporalités, les faits certains et les détails qui prêtent au doute sur la fiabilité du narrateur, sensation renforcée par sa condition d’escroc (Jonah est un as du cambriolage). Si aucun chapitre n’excède quelques pages, avancer dans cet épais pavé est une expérience assez exigeante qui ne récompense que très tardivement les tâtonnements du lecteur. Il faut accepter de se laisser balader, mais le contrat vaut le coup d’être passé avec les deux auteurs.
L’écriture de Snyder se révèle d’une puissance d’évocation inattendue de la part d’un auteur dont on pourrait penser qu’il est habitué à se reposer sur les images. Il donne chair aux souvenirs de son héros en rendant vivace chaque scène avec une économie de mots qui rappelle les grands maîtres de la chronique de l’american way of life que sont les Jonathan Franzen ou Richard Ford.
Et puis le final est une vraie réussite, mené tambour battant par Lemire avant de s’achever dans un tourbillon d’émotions qui hantent longtemps.
Espérons que ce A.D. After Death ne sera pas la seule création de ce décidément très séduisant duo Lemire/Snyder. On prend d’ores et déjà nos tickets pour le prochain concert.
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A.D. After Death.
Par Jeff Lemire et Scott Snyder.
Urban Comics, coll. Urban Graphic. 264 p., 22,50 €, mars 2018.
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Effectivement, on se souvient de son Batman. Hélas…
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