Sélection comics : Infidel
Variation originale sur la figure de la maison hantée, Infidel fait d’un immeuble aux ex-locataires particulièrement indésirables le théâtre d’un conte moral tordu et bien senti sur le vivre-ensemble en Amérique. Un réquisitoire implacable contre les préjugés qui au passage n’oublie pas de faire ce qu’on attend d’une bonne BD d’horreur : faire s’entrechoquer nos genoux le temps de scènes de terreur pure. Une vraie réussite.
Le racisme et l’intolérance sont longtemps restés dans l’angle-mort de l’épouvante. Ces dernières années, ces inépuisables sources de terreur sont enfin employées comme les passionnants moteurs de fiction horrifique qu’elles peuvent être dans la foulée d’un Jordan Peele (réalisateur de Get Out et producteur du récent Candyman de Nia DaCosta). Infidel place son héroïne, Aisha, jeune américano-pakistanaise musulmane, dans l’environnement le plus hostile possible : un immeuble d’un quartier majoritairement blanc, juste après qu’une explosion imputée à un islamiste a rasé un palier et tué 12 résidents. Hébergée par sa belle-mère, avec son compagnon et le fils de ce dernier, elle fait face à une animosité croissante des voisins. Les vivants, comme les morts.
La première séquence, époustouflante, fait immédiatement se dresser les poils sur les avant-bras, signe qu’on est en entre les mains d’un trio d’auteurs pas manchots. Aisha est harcelée dans son sommeil par un spectre rampant ultra-dérangeant, annonciateur des poltergeists qui vont bientôt la harceler même éveillée. La dernière fois qu’on a été aussi viscéralement mal à l’aise en BD devant un cold open horrifique, c’était avec Gideon Falls, écrite par Jeff Lemire. L’ombre bienveillante de l’auteur canadien plane sur cette série, et ce n’est pas un problème, loin s’en faut. C’est lui qui signe l’avant-propos de Infidel et pour cause : le projet est porté par deux de ses proches collaborateurs. À la couleur, le fidèle José Villarubia, brillant comme à son habitude. Et au scénario, Pornsak Pichetshote, scénariste débutant, qui fut l’un des éditeurs de Lemire sur Sweet Tooth chez Vertigo.
Le plus dur avec l’horreur en BD, c’est de faire grimper le trouillomètre sans pouvoir se reposer sur l’une des béquilles dont use et abuse – à raison – le cinéma : le son. Et Lemire a raison de le souligner, Infidel s’affranchit de cette contrainte avec une inventivité remarquable : géniale idée que les longues plaintes bilieuses vomies par les spectres de l’immeuble, bouillie ignominieuse et incohérente dépourvue de ponctuation qui s’étale sur toute la largeur de la page. Litanie glaçante qui ne prépare qu’à moitié au saisissement provoqué par chaque apparition d’ectoplasmes, le grand tour de force de l’album. Tous sont plus répugnants et flippants les uns que les autres, parodies d’êtres humains aux traits déformés par la haine et aux membres contorsionnés dans des postures aussi grotesques que terrifiantes, comme dans The Thing de John Carpenter. Le dessinateur Aaron Campbell excelle à donner chair à ses délires les plus tordus et à mettre en scène avec une précision d’horloger ces séquences qui soutiennent la comparaison avec celles du Wytches de Jock et Snyder ou du Outcast de Azaceta et Kirkman, deux références incontournables du genre.
Seul reproche : une histoire un peu plus faible dans son dernier tiers, le fameux troisième acte au cinéma, celui censé emballer l’histoire et qui ici se dilue un peu dans des choix narratifs pas toujours clairs (pourquoi reléguer Aisha à l’arrière-plan à mi-parcours ?). Pas de quoi atténuer néanmoins le propos de cette œuvre coup de poing qui ne ménage pas l’inconscient collectif américain, encore taraudé par le 11-septembre, y compris dans ses strates soi-disant les plus progressistes. Infidel gratte parfaitement là où ça fait mal. Jusqu’au sang.
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Infidel
Par Pornsak Pichetshote et Aaron Campbell.
Urban Comics, coll. Indies, 18 €, octobre 2021.
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