Sélection comics : Monstres
Débuté en 1984, le roman graphique Monstres aura mis près de 40 ans à trouver le chemin des librairies. L’attente en valait la peine. Barry Windsor-Smith livre l’oeuvre de sa vie avec ce pavé de près de 400 pages, aussi titanesque que son protagoniste, Bobby, garçon fragile transformé en créature difforme par l’armée. Une somme monumentale, d’une noirceur insondable, aussi chaotique dans sa genèse que dans sa construction mais tout du long époustouflante graphiquement.
Au départ, ce devait être un récit mettant en scène l’Incroyable Hulk. Et on décèle par endroits dans Monstres les traces fossilisées d’une aventure du géant vert, telle cette traque finale menée à grands renforts d’hélicos par un major dénommé Roth. Habituellement c’est le lieutenant-général Thaddeus Ross qui poursuit Bruce Banner dans les comics. Barry Windsor-Smith, dessinateur sur X-Men et Conan, espérait convaincre Marvel de lui confier les rênes du personnage mais l’éditeur trouva sa vision de Hulk trop sombre. Nous sommes en 1984 et la Maison des Idées n’est alors pas prête à se frotter à des thématiques aussi adultes dans ses publications.
Windsor-Smith se lance alors seul dans l’écriture de Monstres, pour faire muter le projet en un roman-graphique original. Exit Bruce Banner, place à un autre initiales BB, Bobby Bailey. En 1964, ce jeune homme se présente à un bureau de recrutement pour intégrer l’armée américaine. Son caractère effacé, sa santé fragile et son absence d’attaches familiales en font une proie facile : il intègre une opération secrète qui sert de façade à des expérimentations scientifiques tordues. Un ex-nazi y poursuit avec la bénédiction du gouvernement US ses recherches menées pendant la guerre sur les surhommes. Transformé en abomination, considéré comme un échec embarrassant et promis à l’élimination pure et simple, Bobby parvient à s’enfuir et se réfugie dans la maison de son enfance.
Pour le thriller d’action, c’en est terminé. Nous sommes à la 120e page et l’ouvrage bascule via des flashbacks dans un tout autre registre : une chronique familiale âpre qui nous replonge dans les années 40. Chez les Bailey, Tom, le père, est une figure terrifiante : un homme revenu de la guerre avec ses démons, noyés dans l’alcool, et qui fera vivre l’enfer à Bobby et sa mère, Janet. Au fil de séquences qui remontent de plus en plus loin dans le passé, l’horreur ira crescendo. Il y a une logique et une efficacité redoutable à cette construction en poupées gigogne qui nous ramène jusqu’à ce jour funeste de 1945, où une patrouille de GIs fait irruption dans une base allemande vaincue. Ce que ces soldats y trouvent, accompagnés de leur interprète Bailey senior, c’est la fin de l’humanité, un insoutenable abime de désolation et de barbarie, en même temps que le creuset des malheurs de Bobby où se croisent tous ceux qui le feront – même indirectement – souffrir.
Dans ces pages, le noir et blanc employé par Windsor-Smith penche quasiment à 90% en faveur du noir, donnant à voir la pleine mesure de sa maîtrise parfaite de la hachure et des aplats d’encre. On songe parfois aux planches de Bernie Wrightson, autre spécialiste du mythe de Frankenstein. Sans la minutie maniaque. Quand il le faut, dans une impressionnante synergie entre le fond et la forme, Windsor-Smith sait aussi laisser le blanc reprendre le dessus, comme dans ces pages où la neige vient pour un temps étouffer le bruit des bottes lancées à la poursuite de Bobby. Et surtout, après les ténèbres tutoyées en Allemagne, cette histoire pas hermétique à l’idée de rédemption, trouve une conclusion plus lumineuse. À l’image de la destinée éditoriale compliquée mais finalement heureuse de l’ouvrage, qui n’est pas une réédition mais bien un inédit. Fantagraphics l’a sorti n 2021 aux États-Unis et il nous parvient dans la foulée en France chez Delcourt.
Il aura fallu 37 ans à l’auteur pour terminer et voir publiée cette œuvre. Monstres porte les stigmates de cette gestation chaotique : nourrie de tous les travaux passés de Windsor-Smith (en premier lieu desquels son Weapon X, autre histoire d’expérimentation militaire), l’écriture de cette somme entamée il y a près de quatre décennies n’a pas la fluidité d’une œuvre secrétée d’un jet. Certaines scènes s’enlisent, bégayent, comme si l’auteur avait empilé les idées sans procéder à des coupes pourtant nécessaires. Sensation accentuée par le parti-pris de ne recourir qu’à très peu d’éléments en off. Ici, TOUT passe par les dialogues et s’ils sont à l’occasion inspirés, ils sont encore plus souvent laborieux, banals, grotesques, même.
Ce côté boursouflé n’en rend le projet que plus bouleversant, dans une belle métonymie avec son héros. Des monstres, il y en a des tas dans cette histoire, comme le pluriel du titre l’indique, mais Bobby n’en a que l’apparence d’un. Jamais Windsor-Smith ne lui refuse son affection et c’est l’innocence dans les yeux de ce colosse à l’âme pure qui fait office de phare si indispensable au lecteur pour ne pas se laisser happer par les grands fonds de cet océan de désespérance. À l’arrivée, difficile d’oublier cette œuvre cabossée qui ne fait rien pour séduire. Nous, ce qu’on aime, c’est ce Monstres.
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Monstres.
Par Barry Windsor-Smith.
Delcourt, coll. Outsider, 380 p., 34,95 €.
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