Sélection Comics : Primordial
Nouvelle association gagnante pour le duo Jeff Lemire-Andrea Sorrentino après Joker – Killer Smile. Sur un thème radicalement différent – la course à l’espace dans l’après-guerre – et des tonalités moins crépusculaires, le scénariste canadien et le dessinateur italien prouvent que ce qui compte dans cette fable métaphysique, qui en laissera probablement certains sur leur faim, ce n’est pas la destination mais bien le voyage. Et quel voyage !
En 1959, la Nasa, qui n’en est pas à son premier essai, envoie deux singes, Able et Miss Baker, en orbite. Plus personne ne se souvient de ces pertes négligeables de la course à l’espace lancée par les super puissances américaine et soviétique. L’Histoire a, à la rigueur, été plus clémente avec la chienne Laïka, morte, elle, deux ans plus tôt à bord de Sputnik II. Enfin morte… Supposément. Car dans Primordial, Jeff Lemire (Sweet Tooth, Trillium) pose la question, incongrue : et si contrairement à la version officielle soutenue par USA et URSS, ces trois cobayes n’avaient pas péri dans l’espace ?
Plantant d’abord le décor de Guerre froide attendu, avec informateurs clandestins, documents secret défense et hiérarchie hostile, Primordial prend très vite ses distances avec le thriller conspirationniste 70’s type Les Trois Jours du condor pour glisser vers la fable de science-fiction. Alors qu’au sol, deux scientifiques font équipe pour comprendre comment le pouls de ces pauvres bêtes peut bien continuer d’apparaître sur les radars plusieurs années après la fin prononcée de leur mission respective, ailleurs, loin de ce monde, le destin commun de Laïka, Able et Miss Baker prend une tournure plus métaphysique.
Lemire avait besoin d’un partenaire de talent au dessin pour alterner entre ces deux narrations radicalement opposées : ambiance bureaucrate esquissée d’un grain épais d’un côté, envolées nettement plus baroques de l’autre, à mesure que le trio d’animaux réalise ce qui ressemble à une rencontre du troisième type. Le scénariste canadien n’avait que l’embarras du choix entre tous ses collaborateurs passés mais s’il y en a un parmi eux qui ne craint rien et surtout pas d’explorer d’autres plans que le nôtre, psychique, physique ou même extra-terrestre, c’est Andrea Sorrentino.
Les deux hommes se connaissent par coeur et sont allés ensemble très loin dans la représentation de réalités très subjectives dans Gideon Falls et Joker Killer Smile. Comme dans ces deux chefs d’oeuvre, le dessinateur ne s’interdit aucun délire pour matérialiser les découvertes de Laïka et de ses nouveaux compagnons. Sorrentino excelle à déconstruire le medium sur des doubles pages qui réinventent jusqu’au concept de case, dans une belle conquête – littérale et littéraire – de l’espace.
Aussi expérimentale mais moins torturée que les oeuvres communes précédentes du duo, Primordial donne à voir une facette plus lumineuse du dessin et de la mise en couleurs de l’Italien. De ce beau récit complet transpire davantage d’optimisme, même si le propos est volontairement sibyllin et ouvert à toutes les interprétations. L’émotion en tout cas est là, et certaines images resteront imprimées durablement sur la rétine du lecteur. Sorrentino et Lemire démontrent une nouvelle fois qu’ils sont fait de la right stuff, de l’étoffe des plus solides comic book heroes que compte l’industrie. Prenez place à bord de Primordial, vol habité au-dessus de la mêlée, à des années-lumière du gros de la production.
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Primordial.
Par Jeff Lemire-Andrea Sorrentino.
Urban Comics, coll. Urban Indies, 21 €, octobre 2022.
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