Sélection Comics : Trillium
La Sélection Comics vous propose un focus sur un titre anglo-saxon qui vous sortira de la routine super-héroïque. Zoom sur une histoire d’amour galactique et labyrinthique, aussi mystique que simplement bouleversante : Trillium, de Jeff Lemire.
Pas étonnant que Jeff Lemire ait fini par imaginer un héros littéralement mi-homme mi-cerf. C’était dans la jolie (quoique terrifiante) série post-apocalyptique Sweet Tooth. Car l’un des traits distinctifs de son style reconnaissable entre mille est le regard de biche qu’arborent tous ses personnages. Les grands yeux en losange, les cernes marquées… Tous trimballent une sacrée mélancolie. Un blues qu’on dirait séculaire totalement de circonstance pour ce qui est des héros de Trillium, le nouveau roman graphique de cet auteur complet canadien.
Tâchons de ne pas être trop cryptiques. Mais pas question non plus d’en dire trop. Car ce tour de force scénaristique et graphique que publie en français Urban Comics se vit comme une expérience qu’il est chaudement recommandé de découvrir par soi-même. Disons simplement que tout démarre comme un space opera classique à la Ray Bradbury ou, plus près de nous, Avatar, avec une rencontre du troisième type sur une planète éloignée tournant très vite au choc des civilisations. Cette saga intergalactique se double ensuite d’une fresque historique. Puis très vite, les choses s’accélèrent, se mélangent, s’inversent, se répondent en miroir.
Ce récit a priori très cérébral avec ses sauts dans le temps et ses ruptures brutales de narration, qui aurait pu l’emmener du côté de l’abstraction à la Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, Jeff Lemire a choisi au contraire de le rendre très tangible, physique. Certaines planches sont à l’envers, d’autres se partagent l’espace pour faire cohabiter deux récits, le lecteur est invité à faire des allers-retours, à retourner l’ouvrage, à tracer sa route de lui-même (quitte à tomber parfois dans des culs-de-sac et à rebrousser chemin) dans cette saga cosmique multipliant les prouesses textuelles et graphiques – la langue joue ici un rôle important, en particulier celle, hiéroglyphique, des extraterrestres. La lecture devient jeu de piste dans un immense labyrinthe pictural et narratif confondant habilement fond et forme.
Pour autant le sentiment de désorientation n’est jamais décourageant, au contraire, et puis, il ne fait que retranscrire habilement le grand-huit émotionnel dans lequel se trouvent embarqués les personnages.
Le dessin faussement enfantin et très expressif de Lemire apporte beaucoup de rondeur à son histoire pourtant pas toujours tendre. Même chose pour la palette de couleurs choisie en collaboration avec José Villarrubia. Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble sur Sweet Tooth. Ici, les tons sont beaucoup moins tranchés, plus délayés et les coups de pinceau apparents amènent de la douceur.
Car Trillium, témoignant de l’aisance de Lemire à naviguer entre chronique intimiste (Essex County, Jack Joseph, soudeur sous-marin) et serial super-héroïque (Superboy, Green Arrow, Animal Man…), est autant une épopée spectaculaire qu’une belle histoire d’amour. La romance impossible entre les deux héros sert de fil d’Ariane dans cette oeuvre gigogne pour mener organiquement à une conclusion aussi bouleversante que mystique, qui ne manquera pas de rappeler celle, cosmique, de 2001, l’odyssée de l’espace.
Le romancier Arthur C. Clarke est d’ailleurs l’une des inspirations revendiquées de Lemire, trop modeste sans doute pour oser se comparer à Kubrick. Pris de vertige devant certaines de ses planches, c’est pourtant bien au réalisateur visionnaire que l’on songe. Au temps pour l’humilité de Lemire : Trillium est marquante à ce point.
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Trillium.
Par Jeff Lemire.
Urban Comics, coll. Vertigo deluxe, 19 €, le 24 octobre 2014.
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