Stacy
Gianni est romancier et scénariste, il a la cote, il côtoie la fine fleur de la profession, qui fourgue au kilomètre des concepts de séries de super-héros à Netflix et consorts. Mais Gianni est un peu trop leste par moments, il se laisse parfois aller à des confidences publiques mal dosées. C’est émouvant quand il parle de la mort de son père dans un talk-show. Mais c’est malaisant quand il raconte qu’il rêve de manière récurrente qu’il séquestre une jeune fille et la torture, parce qu’elle est « bonne ». Tempête sur les réseaux sociaux, Gianni est relégué au rang de lèche-bottes parias, qui devra manger dans la gamelle des autres pour espérer un jour se relancer…
Par son fond comme par sa forme, Stacy déstabilise, même les plus fervents admirateurs de Gipi. Inspiré par la tempête de haine déclenchée par un des posts maladroits sur Instagram, l’auteur italien brode ici une fiction brutale et sombre sur la célébrité, l’importance du paraître, le miroir déformant des réseaux sociaux, la quête d’approbation par un groupe, et la paranoïa qui peut atteindre même les moins fragiles se laissant submerger par le flot des images et des messages. Pour cela, dès les premières pages, il affuble Gianni d’un double maléfique, voix intérieure démoniaque qui s’incarne à ses côtés comme un jumeau atteint d’alopécie, et qui lui bourre le crâne de ses propres contradiction et fantasmes glauques, biberonnés au pire des thrillers gores hollywoodiens.
Alternant planches classiques au trait on ne peut plus lâché et au découpage étouffant, dialogues schizophrènes, pages de scénario ou de journaux intimes, le livre fait exploser la narration classique pour pénétrer dans la tête malade d’un auteur en perdition, persuadé que le cynisme et l’outrance seront le salut de sa petite part restante d’humanité. La moquerie est parfois volontairement grossière quand Gipi s’attaque à ces script doctors trouvant disruptif de doter une super-héroine d’une mauvaise haleine, mais c’est pour mieux appuyer là où ça fait mal, pour mieux piéger le lecteur dans un monde finalement si familier. Un peu comme le faisaient en leur temps un Fight Club ou un American Psycho, références psychotiques s’il en est, quand ils visaient à dynamiter une société capitaliste responsable de presque tous les maux.
Plus noir que jamais, Gipi balance un livre âpre, terriblement puissant dans son discours, radical dans son traitement graphique. Jamais facile car volontiers désagréable et perturbant. C’est sans doute là la marque des grands auteurs : ne reculer devant rien, même pas sa propre mise en danger, pour creuser en soi et dans le cœur et le cerveau des lecteurs afin d’en tirer l’inattendu, le maladif, le terrifiant.
Traduction : Hélène Dauniol-Remaud
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