« Stray Bullets », perle noire de David Lapham
Un premier volume de 460 pages, avant deux autres du même calibre à venir d’ici à l’été 2020 : les éditions Delcourt dégainent l’artillerie lourde pour faire enfin connaître au public français une oeuvre américaine majeure, Stray Bullets. Créée par David Lapham en 1995 et toujours en cours, cette série fleuve est un polar barré, un feuilleton noir porté par ses personnages, comme un petit théâtre improvisé, tour à tour glauque et hilarant. Mais toujours virtuose et addictif. Explications avec Thierry Mornet, éditeur des comics chez Delcourt.
« C’est peut-être le secret le mieux gardé des comics américains. » Voilà comment Thierry Mornet qualifie Stray Bullets, l’oeuvre fleuve de David Lapham qu’il a enfin réussi à éditer en France, chez Delcourt. Le petit label Bulle dog avait publié les six premiers chapitres en deux albums, en 2001, sous le titre Balles perdues. Mais depuis, rien. « Il faut comprendre que Stray Bullets est née aux États-Unis en 1995 et que, malgré quelques interruptions, la série se poursuit encore aujourd’hui, explique Thierry Mornet. Cela représente donc un gros morceau pour un éditeur, sachant que c’est tout de même une BD de niche. »
En effet, malgré deux Eisner Awards en 1996 et 1997 (meilleur auteur, puis meilleur roman graphique), Stray Bullets, auto-éditée par l’auteur n’a jamais été un énorme hit. À tel point que David Lapham a suspendu sa publication quelques années le temps de travailler pour des majors. « Mais dans le style noir, Stray Bullets n’a rien à envier au Sin City de Frank Miller – elle est d’ailleurs bien moins monolithique – ou à des oeuvres d’Ed Brubaker – même si elle est plus dérangée. »
« David Lapham dessine très vite, mais il n’est pas dans l’esbroufe graphique. »
Une autre explication du succès modeste en librairie de ce polar – au-delà du genre, déjà peu vendeur – pourrait être son graphisme. « David Lapham dessine très vite, mais il n’est pas dans l’esbroufe graphique et son style n’est pas immédiatement séduisant, reconnaît Thierry Mornet. Toutefois, il a un immense talent narratif. Il s’appuie le plus souvent sur un gaufrier de 6 ou 8 cases par page, dessine beaucoup de gros plans, et a un sens du récit qui happe le lecteur. »
Mais Stray Bullets, ça raconte quoi ? C’est un polar atypique, ou plutôt une BD noire décalée, basée sur une galerie d’antihéros marginaux, et portée par des dialogues riches et ciselés – la traduction d’Hélène Remaud-Dauniol est d’ailleurs à saluer. « Il y a du Ellroy et du Tarantino là-dedans. On pense aussi au cinéma des frères Coen, avec des personnages très forts, souvent des inadaptés sociaux qui servent un récit volontairement outrancier. » Les frères Coen, on y pense forcément en lisant le premier chapitre (à lire en preview ici), délirant et sanglant, qui met en scène deux petites frappes au volant d’une voiture, avec un cadavre dans le coffre. Coffre qui va se remplir d’autres corps, à la suite de quiproquos idiots et de coups de flip irraisonnés. Les autres chapitres se concentrent sur deux cavales, qui se croisent dans une improbable cité balnéaire en plein milieu du désert : d’une part, celle d’Orson, Beth et Nina, partis avec une valise pleine de fric et une autre pleine de dope, dérobées à un gang ; d’autre part, celle de Virginia, gamine traumatisée et violentée, qui devient Amy Bolide, personnage de fiction dans la fiction…
« Je pense qu’il laisse vivre tous ses personnages et vois ce qui arrive. Ça en devient hypnotisant. »
Car c’est là l’autre grande force de Stray Bullets : créer un univers qui part dans tous les sens, mais dont les différents éléments réussissent à se combiner, avec une certaine grâce. « C’est une comédie noire singulière car elle est entièrement portée par ses protagonistes, reprend Thierry Mornet. Et même s’il considère Stray Bullets comme un même roman graphique – les pages sont numérotées en continu –, je ne suis pas certain que David Lapham ait un canevas précis dans la tête. Je pense qu’il laisse vivre tous ses personnages et vois ce qui arrive. Ça en devient hypnotisant. » Tout pour faire une bonne série télé, non ? « À ma connaissance, Stray Bullets n’a pas été optionnée. Mais ce n’est pas une série de premier plan au niveau commercial… »
Pourtant, Thierry Mornet y croit, depuis longtemps, lui qui avait déjà publié Tue-moi à en crever du même auteur (2006). « Je crois que j’en ai parlé pour la première fois avec David Lapham au Comic Con San Diego, il y a une dizaine d’années… Nous étions d’accord sur un principe d’édition en France, mais cet auteur est assez difficile à joindre, il se déplace rarement en festival, il a toujours eu une volonté d’indépendance totale… Le chantier a donc pris du temps. » D’autant qu’entretemps, Stray Bullets a connu des intégrales chez Image, après avoir été publiée en fascicules puis petits recueils sur le label de l’auteur, El Capitan.
Un peu comme pour son intégrale de Strangers in Paradise, Delcourt a choisi de proposer de gros volumes pour Stray Bullets, des tomes de plus de 400 pages regroupant chacun deux recueils parus chez Image. « Avec la mini-série Killers dans le troisième tome », précise Thierry Mornet. Et ce, dans un calendrier resserré. Le premier volume est sorti au printemps 2019, le deuxième est attendu pour novembre et le troisième pour le premier semestre 2020. « Et éventuellement un quatrième, avec le cycle Sunshine and Roses, à la fin de l’année prochaine. » Il est donc plus que temps de s’y mettre : une claque pareille, ça ne vous arrivera pas si souvent. En prendre une par saison, cela semble être un bon traitement.
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Stray Bullets #1.
Par David Lapham. Delcourt, 464 p., 34,95 €, avril 2019.
Tome 2 annoncé pour le 20 novembre.
Stray Bullets © & TM 1994, 1995, 2005 David Lapham. All rights reserved. © 2019 Éditions Delcourt pour l’édition française.
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