The Grocery ferme boutique
Difficile de ne pas verser sa petite larme à la conclusion d’une série si forte. The Grocery referme ses portes après 4 tomes (+ un numéro 0), dans un déluge de balles et d’émotions fortes. Un dernier volume dans lequel Baltimore, en proie à une guerre civile à peine larvée, se prend à rêver d’un avenir meilleur à travers une élection… Il était donc grand temps de rencontrer son duo d’auteurs inspirés, le dessinateur Guillaume Singelin et le scénariste Aurélien Ducoudray, pour parler ce qui restera, aux côtés de Mutafukaz et Freak’s Squeele, le fleuron du label 619 d’Ankama.
Pas trop tristes de quitter vos personnages de The Grocery ?
Aurélien Ducoudray : Un peu, forcément, parce que ce sont eux qui sont à la base du projet. C’est après avoir découvert sur le net ces étranges « puppets » dessinés par Guillaume que je l’ai contacté et que The Grocery est né. Bien sûr, l’inspiration première était la série télé The Wire, mais on n’était pas taille à se confronter à ça ! Très vite, les personnages ont pris le dessus : plus Guillaume en dessinais, plus j’en voulais ! Notre éditeur, Run, nous a quand mis en garde de ne pas partir dans tous les sens…
Guillaume Singelin : Aurélien ne me les décrivait presque pas, pas plus que les lieux d’ailleurs. Ça venait naturellement, je me les appropriais très vite. Si vite que je ne voulais jamais qu’ils se fassent tirer dessus !
Vous les aimez, même les criminels sadiques ?
A.D. : Ils ont tous une bonne raison d’être ce qu’ils sont. Et ils ont tous une chance d’être sauvés, même les pires.
Comment doser l’équilibre dans les scènes de violence, souvent très dures, notamment parce qu’elles peuvent mettre en scène des enfants?
A.D. : Il n’y a pas de violence purement gratuite dans The Grocery, il y a toujours une motivation derrière les agissements des personnages. Mais la violence est évidemment au coeur du sujet.
G.S. : Ce qui avait plu à Aurélien dans mes premiers dessins, c’était justement le côté hyper mignon de mes personnages et le fait qu’ils s’entretuent comme des monstres dans la case d’après.
A.D. : C’est les montagnes russes entre deux cases, avec sans cesse des pics émotionnels ! Et en plus, avec des personnages qui sont des bidules qui n’existent pas ! Il est rare que le dessin influence autant l’écriture, mais la série s’est créée ainsi. Au tout début, on a échangé un quart d’heure, on a bouclé le prologue et on s’est compris tout de suite. J’ai donc laissé beaucoup de place à Guillaume.
Comment vous-êtes vous documentés ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?
G.S. : Baltimore, je l’ai dessinée avec The Wire sous les yeux.
A.D. : On n’est pas allés aux États-Unis pour créer The Grocery. En revanche, on regarde beaucoup de documentaires, et la meilleure matière s’y trouve, plus que dans n’importe quelle fiction. Par exemple, le bidonville des pédophiles sous un pont routier existe vraiment. Ce sont des condamnés qui ont l’interdiction de s’approcher à moins d’un certain périmètre de potentielles victimes, donc des écoles, des squares… Alors, ils se regroupent là, car il n’y a pas d’autre endroit. C’est donc le meilleur lieu pour se cacher quand on est un criminel en fuite, comme Washington dans la BD.
G.S. : Pareil pour l’attaque du commissariat, je l’ai chopée dans un documentaire.
A.D. : Il y a aussi des références assumées à plein d’icônes américaines. J’ai repris un dialogue de Taxi Driver, un cadrage d’une photo d’Eddie Adams au Vietnam… Pour revenir à la question de la violence, j’ai toujours beaucoup aimé son traitement par James Gray dans son premier film, Little Odessa : c’est sec, ça dure deux secondes et c’est terminé. Et tout est changé après.
Lire The Grocery remue souvent les tripes. L’écrire et la dessiner aussi?
A.D. : Oui, il y a une forme d’abandon dans l’écriture. J’ai écrit des documentaires auparavant, mais je pense avoir trouvé dans la bande dessinée la place qui est la mienne pour raconter des histoires. Quand je réussis à faire corps avec ce que j’écris, je retrouve la même sensation physique, la même adrénaline qu’à l’époque où j’étais photojournaliste : le moment le plus intéressant, c’est celui où tu déclenches, où tu es en phase avec ce qui se passe devant tes yeux et ce que tu veux en faire.
G.S. : Pareil pour le dessin. Quand je travaille une scène, il faut que je la voie, que je cherche le bon angle… Puis je tente de faire corps avec les personnages, et plus je le dessine, plus ils viennent à moi.
Pourquoi avoir conclu la série sur un épilogue montrant le destin, souvent dur, de vos personnages ? N’est-ce pas frustrant de ne pas continuer avec eux ?
G.S. : On ferme la porte de The Grocery, mais nos personnages continuent à vivre. Il fallait montrer ça. Mais que les lecteurs aient un petit sentiment de frustration à la fin, c’est plutôt un bon signe !
A.D. : Mon seul regret, peut-être, est de n’avoir pas pu raconter plus en détail le parcours de Washington en Irak. Mais je suis super content que cette fin, où l’on donne un aperçu de toutes les histoires qu’on aurait pu imaginer, fonctionne en bande dessinée. J’espère que, comme moi, les lecteurs chialeront un peu en la lisant… Enfin, je dois dire qu’une de nos grandes satisfactions est que Run, en lisant notre tome 4, nous ait dit que c’était le livre qu’il aurait voulu écrire.
Quels sont vos projets ?
G.S. : Je travaille, seul pour la première fois, sur un one-shot pour l’éditeur américain First Second. Une chronique urbaine, plus réaliste que The Grocery, mais dont un personnage s’inspire de Washington.
A.D. : Je sors cette année Les Chiens de Prypiat, avec Christophe Alliel, chez Grand Angle. Mais dès avril sort L’Anniversaire de Kim Jong-Il, chez Delcourt, dessiné par Mélanie Allag. Et je travaille sur une BD reportage avec Jeff Pourquié, réalisée dans la clinique psychiatrique de La Chesnaie à Blois.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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The Grocery #4.
Par Guillaume Singelin et Aurélien Ducoudray.
Ankama, 14,90 €, janvier 2016.
Images © Singelin/Ducoudray/Ankama – Photos © Bédéthèque/DR
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