Thierry Groensteen analyse un secteur BD à un tournant
Thierry Groensteen, historien spécialiste de la bande dessinée, se livre dans La Bande dessinée au tournant à un état des lieux du secteur. En partant d’un postulat simple mais paradoxal : le monde de la BD vit une crise. Mais si « la BD souffre économiquement, elle progresse sans cesse sur le plan de la reconnaissance symbolique, de son affirmation comme objet culturel ». Soit l’image d’un médium populaire réputé porteur et en bonne santé face à la précarisation croissante de la profession. Une réputation en trompe-l’œil, selon Groensteen.
En 120 pages, il prolonge et surtout réactualise son ouvrage paru en 2006, Un objet culturel non identifié, où il adressait aux grandes maisons d’édition huit griefs. Dans La Bande dessinée au tournant, il préfère pointer les dynamiques économiques et artistiques pour en dégager les lignes de force. Au programme, l’évolution de l’offre éditoriale avec une production qui augmente mais des ventes en baisse. Mais aussi la redécouverte du patrimoine désormais en marche, l’essor de la non-fiction, le statut de l’édition indépendante, l’offre de formations spécialisées, la féminisation du milieu, la place croissante des planches sur le marché de l’art et la BD comme objet de recherche dans le milieu universitaire…
Écrit dans un style clair et vif, ce bilan « à chaud » s’appuie sur des chiffres, des travaux de chercheur, des analyses critiques mais aussi l’expérience de son auteur, lui-même éditeur (Actes Sud/L’An 2) et historien du médium reconnu (L’Art de la bande dessinée, Citadelles et Mazenod). Le propos, solide et argumenté, invite à se pencher sur des évolutions largement partagées. Mais Thierry Groensteen va plus loin, n’hésitant pas à donner son avis, parfois avec ironie. C’est le cas à l’endroit de Claude de Saint-Vincent, directeur de Médias Participations, que le quotidien Le Monde encensait dans un article du supplément « Eco et entreprise » paru le 29 janvier 2016. Groensteen écrit : « Voilà donc un homme que Le Monde loue fort pour avoir sacrifié quantité d’auteurs sur l’autel de la rentabilité (…), et pour n’avoir aucun souci de la qualité des adaptations réalisées d’après les œuvres dont il est l’éditeur (…). » Les choses sont dites.
Thierry Groensteen se démarque aussi de la position de Jean-Christophe Menu à l’égard de l’idée de récupération de l’indé par les grandes maisons d’édition. Pour Groensteen, la position de Menu lui apparaît « naïve et légèrement paranoïaque ». Et s’en explique. Moins pour stigmatiser les réflexions de ses collègues qu’inviter au débat. Et même si l’on ne partage pas à la virgule toutes les analyses (sur la féminisation, la place de la BD dans les musées), on ne peut que souscrire à la qualité de l’ensemble, empreint de lucidité et de prudence. Comme le passage sur les sorties d’Alain Finkelkraut qui hystérisent tout un milieu : « Le philosophe chagrin n’aime pas les « Petits Miquets » ? Et alors !?! C’est bien son droit le plus strict ; son point de vue, qui n’engage que lui, ne menace en rien de l’avenir du neuvième art (…). » Parlant alors du « champ » de la bande dessinée au sens bourdeusien, il écrit : « il faut qu’il demeure bien peu sûr de lui pour s’en sentir ébranlé par si peu ». Pointant ainsi un désir de légitimation perpétuel qui n’est peut-être que le reflet d’un complexe tenace…
Si au final le regard de l’auteur sur l’évolution de la bande dessinée est assez pessimiste, l’ouvrage, accessible et intéressant de bout en bout, a ce mérite de mettre en lumière un secteur dont la réception positive trahit une ignorance des vrais enjeux et de sa réalité. Le salut, selon Thierry Groensteen, passera ainsi par l’exigence des médiateurs (éditeurs, journalistes, bibliothécaires, enseignants) et « une amélioration de la production et de sa visibilité ». La qualité plutôt que la rentabilité. Un vœu pieux ?
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La bande dessinée au tournant.
Par Thierry Groensteen.
Les Impressions Nouvelles, 12 €, janvier 2017.
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