Timothé Le Boucher, confirmation d’un talent rare
À seulement 29 ans, Timothé Le Boucher a impressionné plus d’un critique et un bon paquet de lecteurs, en signant un des plus beaux albums de 2017 : Ces jours qui disparaissent. Repéré avec Skins Party, le jeune auteur formé à Angoulême et désormais installé à Strasbourg, avait confirmé avec Les Vestiaires, creusant à chaque fois les questions de l’adolescence, du corps qui se transforme et qu’on montre ou qu’on cache, du mensonge et de la manipulation, et bâtissant à chaque fois un suspense psychologique surprenant. Dans Ces jours qui disparaissent, il franchit un cap dans le dessin et dans la mise en scène, au fil d’un récit fleuve solide, vertigineux et bouleversant, qui voit un jeune acrobate insouciant se faire voler sa vie par sa double-personnalité, un alter ego plus rigoureux et matérialiste. D’abord un jour sur deux, puis deux jours sur trois, et de plus en plus… Timothé Le Boucher revient pour BoDoï sur le coeur de ce livre et sa création.
D’où est venue l’idée de Ces jours qui disparaissent ?
Quand je suis sorti des Beaux-Arts d’Angoulême, je me suis posé la question de continuer la bande dessinée ou de chercher un métier plus rémunérateur. Bien sûr, je voulais poursuivre dans la BD, mais l’aspect financier devait être pris en compte… J’y pensais énormément, j’étais comme une personne qui ne vivait son présent qu’un jour sur deux. Et de là, en quelques jours, toute l’histoire s’est imposée à moi.
Ce questionnement ne vous est sans doute pas venu seul : l’entourage, les institutions mettent une certaine pression sur les jeunes diplômés, surtout artistes.
Quand j’allais à Pôle Emploi, j’étais très mal considéré, il n’y avait nulle part de case « auteur de BD » à cocher, c’était déroutant. Chez ma famille, même si elle m’a toujours entièrement soutenu, je sentais une légitime inquiétude… De mon côté, je constatais aussi que beaucoup d’étudiants en art finissaient par abandonner : la part « responsable » de leur personnalité prenait le dessus, ils trouvaient un autre boulot et n’avait plus le temps de créer. Leur art disparaissait avec ce renoncement.
C’est aussi une histoire de fin de l’adolescence.
Oui, et j’ai vraiment vécu la création de cet album comme un moment où je quittais mes anciens livres, pour aller vers autre chose. Entre Skins Party ou Les Vestiaires, que j’ai créés alors que j’étais encore étudiant, et ce nouvel album, j’ai énormément appris.
Votre récit prend la dimension de toute une vie, sur près de 200 pages. Comment avez-vous construit une si longue narration?
Je dois avouer que j’aime les récits fleuves. Au départ, je ne pensais pas faire si long, plutôt autour de 130 pages, mais à mesure que j’avançais, je me suis rendu compte que j’aurais besoin de plus de place pour être compréhensible. Mon éditeur m’a suivi. Cet espace m’a permis de prendre mon temps au début, de raconter de petites choses apparemment assez peu intéressantes, pour mieux décrire la vie un peu indolente de Lubin. Peu à peu, le récit s’accélére, à mesure que Lubin perd du temps d’existence. Ainsi le nombre de cases augmente au fur et à mesure du livre, pour signifier l’accélération du temps qui passe. Une sensation que je vis quand je retourne voir ma famille, tous les 4-5 mois et qu’on me raconte tout ce qui s’est passé, tout ce que je n’ai pas vécu…
En démarrant l’écriture, aviez-vous déjà la fin en tête?
Oui, quand j’écris un scénario, il faut que je sache globalement ce qui se passe jusqu’à la fin. Tout se compose en fonction de cette idée, les personnages, l’enchaînement des séquences… C’est comme un jeu de construction: je pose une grosse structure de base et j’y inclus progressivement plein de petites choses.
Combien de temps avez-vous passé à la réalisation de ce livre?
Difficile à évaluer, car j’ai fait plein de chose en même temps… Mais je dirais environ 9 mois. Avec une période intense où j’ai dessiné 120 pages en trois mois. Par rapport à Skins Party, que j’avais réalisé alors que j’étais encore étudiant, ou aux Vestiaires que j’avais dessiné assez vite, j’ai essayé de pousser davantage le travail sur les dialogues, et d’apporter plus de soin sur le dessin des décors.
Pourquoi ne pas montrer la vie du double de Lubin?
Je voulais une histoire à point de vue, car j’aime quand le lecteur possède les mêmes infos que le personnage principal et vit les scènes avec lui. L’autre, on le découvre par les yeux du premier Lubin. Et finalement, il n’est pas si intéressant à montrer, il vit une success story assez classique… Mais même si mon récit paraît déjà long, j’ai dû couper beaucoup de choses, travailler mes ellipses et trouver des solutions pour faire deviner des éléments de l’histoire au lecteur par des détails, des décors… Il fallait que je sois le plus clair possible, en utilisant le moins de récitatifs possibles, car je trouve qu’ils ralentissent la lecture. Un des astuces pour être immédiatement compris : les bulles jaunes quand c’est le 2e Lubin qui parle, alors que le vrai Lubin garde ses bulles blanches.
Est-ce une fiction fantastique ou une illustration d’un cas psychiatrique?
Pour moi, c’est d’abord un récit fantastique dans la mesure où il répond à la définition du genre : quelque chose d’inhabituel intervient dans un quotidien normal. Mais bien sûr que je me suis beaucoup documenté sur les troubles de la personnalité, même si ces derniers ne se déclenchent pas de manière cyclique comme dans mon histoire, mais plutôt à l’occasion d’événements, de traumatismes… J’ai toutefois interrogé des amis psychologues ou infirmiers psy pour renforcer la plausibilité de mon scénario.
Dans Skins Party, les personnages jouent de leur corps dans des soirées débridées. Dans Les Vestiaires, les adolescents observent leur corps changer et les hormones bouillonnent. Dans Ces jours qui disparaissent, dont le héros est acrobate, il est question du corps qui vieillit. Une thématique qui vous fascine, visiblement.
Comme je suis dessinateur, je m’attarde beaucoup sur les éléments d’anatomie. Quand je marche dans la rue, j’observe les postures des gens, la façon dont ils se déplacent… J’imagine que cela se retrouve dans mes albums. Ici, j’évoque effectivement l’angoisse quant à la transformation des corps avec les années. D’une manière générale, quand je m’intéresse à un sujet, je me passionne très fort pendant un temps et puis je passe à autre chose.
Quel est justement votre prochain projet?
Je travaille sur un nouvel album chez Glénat, d’environ 140 pages. Une sorte de thriller psychologique mettant en scène le rescapé d’un massacre familial qui se réveille après un long coma et va tenter de retrouver ses souvenirs à travers sa relation, ambiguë, avec une psychologue – qui sera mon héroïne.
Encore une histoire qui pourrait susciter des émotions fortes, comme Ces jours qui disparaissent…
J’ai été surpris de la réaction de certains lecteurs, qui m’ont dit avoir été sous le choc en achevant le livre. Certains m’ont même avoué avoir pleuré… Je ne pensais pas que la bande dessinée pouvait susciter une telle émotion.
Propos recueillis par Benjamin Roure
___________________________
Ces jours qui disparaissent
Par Thipmothé Le Boucher.
Glénat, coll. 1000 feuilles, 22,50 €, septembre 2017.
Images © Timothé Le Boucher/Glénat
___________________________
Publiez un commentaire