« Ulysse », l’odyssée de Jean Harambat
Lauréat du prix de la BD 2014 du magazine Le Point, finaliste pour le Grand Prix de la critique ACBD l’an passé et en sélection officielle au dernier festival d’Angoulême 2015, l’album de Jean Harambat, Ulysse, les chants du retour a marqué l’année 2014. Sans doute le livre le plus abouti et le plus ambitieux de son auteur à ce jour, il méritait qu’on s’y attarde une dernière fois. Pour mieux en comprendre l’intelligence et la finesse et saisir la difficulté de se confronter à un monument de la littérature, l’Odyssée, qui narre le retour d’Ulysse sur son île d’Ithaque…
Pourquoi s’être attaqué à ce défi immense, raconter le retour d’Ulysse dans son île ?
Car c’est « la matrice de tous les récits d’aventure » selon Jean-Pierre Vernant, historien spécialiste de la Grèce antique et des mythes. Vernant était un universitaire brillant pourvu d’une grande simplicité. J’ai tâché de garder cette simplicité pour aborder la BD. L’histoire du retour d’Ulysse me parlait à plus d’un titre. Hugo Pratt en avait fait le récit que j’avais lu enfant dans Okapi. La sécheresse de ses décors et l’austérité du noir et blanc m’avaient fortement impressionné alors. Il y a dans les derniers chants de l’Odyssée une lenteur, une montée en puissance jusqu’au combat final. C’est presque comme dans un western. Je souhaitais aussi rendre accessible, autant que possible, l’intelligence du monde présente dans la civilisation grecque et qu’illustre l’Odyssée, comme ce fameux passage dans lequel Ulysse choisit la mortalité.
Au-delà de l’histoire d’Ulysse, vous semblez raconter un rapport au monde ou une vision de celui-ci, celle des Grecs de l’Antiquité.
Jacqueline de Romilly parle de « sens de l’humain ». Chez les Grecs domine le sens de la mesure, de la modération, par opposition à la démesure, celle qui accompagne par exemple le pillage de Troie par les Achéens. C’est à mon sens une qualité qu’il faut savoir réécouter. La civilisation grecque fait le constat de la situation précaire et ambiguë de l’humanité. Ce qui est essentiel, c’est l’acceptation de cette situation. L’Odyssée, comme d’autres mythes, parle de cela. Et aussi de la nécessité pour Ulysse, devenu étranger à tout et à tous, d’exister dans « l’œil de l’autre », dans l’œil de Pénélope… C’est la preuve de son retour à la vie. L’objectif de la BD était de traduire ce type d’appréhension du monde, à travers le retour d’Ulysse et les digressions qui l’accompagnent.
Pourquoi avoir choisi cet angle narratif, ce va-et-vient entre le récit de l’Odyssée et la lecture du récit faite par des spécialistes du monde grec et de l’Antiquité, des cinéastes, des gens familiers des lieux, comme ce bibliothécaire ?
J’ai interpolé des pages sous le signe d’anonymes – ce bibliothécaire – ou bien de Jean-Paul Kauffmann, François Hartog, Romilly ou Vernant, ou encore du lieu tel qu’il perdure, l’actuelle île d’Ithaque. Cela m’a paru un bousculement salutaire pour enrichir le sens du retour. Ce qui m’importait c’était que le lecteur sente un phénomène d’écho. Et également en lui-même si possible. La bande dessinée permet tout cela, puiser dans une imagerie grecque, mêler narration et commentaire pour trouver une liberté, presque une forme d’oralité : celle de Vernant racontant l’Odyssée, celle des aèdes. On peut dessiner Jean-Pierre Vernant qui vieillit, parallèlement à Ulysse qui revient, Athéna transformée en hirondelle et Lawrence d’Arabie qui traduit l’Odyssée…
Combien de temps vous a-t-il fallu pour la réaliser ? On imagine un travail de synthèse colossal.
Les deux premières années ont surtout été consacrées à l’écriture et aux recherches graphiques. La troisième année, je me suis vraiment concentré sur le dessin de l’album. Un travail en pointillé car j’ai aussi fait d’autres travaux pendant cette longue période. Il y a eu beaucoup d’hésitations graphiques. Mais on m’a encouragé à la netteté. David B. notamment m’a suggéré un dessin « antique ». C’est une voie qui me semblait trop évidente et que j’avais d’abord écartée, mais cette simplicité convenait, je crois. J’y suis revenu.
Comment avez-vous travaillé graphiquement ? On sent la volonté d’un style archaïsant, de faire corps avec votre sujet.
Graphiquement, je voulais un album qui ait de la tenue. Dans En même temps que la jeunesse, le style mouvementé convenait au sujet : le sport. J’étais en outre contraint à des délais serrés à cause de la prépublication dans L’Équipe magazine. Dans Ulysse, il fallait plus d’élégance. J’ai donc travaillé à partir de l’iconographie grecque, vases et fresques. Dans les années 1950, un couple américain d’illustrateurs virtuoses, Alice et Martin Provensen, s’était emparé de l’imagerie antique de façon merveilleuse. Ils travaillaient avec des pochoirs et le côté miraculeux chez eux, c’est que l’on ne savait jamais qui faisait quoi… J’ai moi aussi tenté d’épurer, de synthétiser et de préciser mon trait pour permettre l’évocation du mythe. Si j’avais eu le talent de Taniguchi ou d’autres, j’aurais fait dans le détail. Mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas mon fort, pour le moment.
Et après l’Antiquité, que nous réserve votre prochain projet ?
Changement de registre puisqu’il s’agit d’une comédie d’espionnage britannique. Je soupire à l’idée de toutes les fenêtres de Londres qu’il me faut dessiner…
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