Un Destin de Trouveur
Avec La Malédiction de Gustave Babel, première aventure adossée à un univers partagé appelé à se déployer sur la durée, « Les Contes de la Pieuvre », Gess avait frappé un grand coup. L’auteur signait là sa première BD en solo depuis longtemps, lui qui nous avait jusqu’ici largement habitués à mettre son crayon au service d’autres scénaristes tels Fred Duval (Carmen Mc Callum) ou Serge Lehman (L’Homme truqué). Il ne lui aura pas fallu plus de deux ans pour embrayer sur un deuxième volume de 220 pages, Un Destin de Trouveur, toujours seul au scénario, au crayon et à la couleur.
Exit le bien-nommé Babel, place à Émile Farges, un nouveau protagoniste, qui va tomber dans les rets de La Pieuvre, mafia tentaculaire qui règne toujours sur le crime francilien du début XXe. Policier de profession, Emile est un Trouveur : il a le don de localiser ce qu’il veut. Il lui suffit de penser à un objet ou une personne et de jeter un petit caillou : ce dernier lui en indiquera à coup sûr l’emplacement. C’est son « talent », comme on dit dans le monde ultra-cohérent imaginé par Gess pour désigner les super-pouvoirs dont est mystérieusement affublée une partie de la population.
Cet aspect-là s’étoffe grandement dans cette nouvelle aventure, mais toujours avec beaucoup d’intelligence, sans brusquer les choses. Poursuivant le travail entamé aux côtés de Lehman dans La Brigade chimérique ou L’Oeil de la nuit, Gess excelle à articuler de manière très organique des mécaniques pop contemporaines puisées du côté des comics, un imaginaire bien français issu du feuilleton littéraire et un colossal boulot de documentation. Chaque nouveau talent introduit, chaque personnage croisé, chaque décor visité, s’agrège parfaitement à ce qui précède pour mieux le nourrir et ouvrir mille pistes qui laissent à penser que « Les Contes de la Pieuvre » pourraient s’enrichir de dizaines d’épisodes sans lasser. Avec mille idées par planche, Gess s’est même accordé le luxe d’une mini-histoire indépendante en fin de volume pour revenir sur un personnage à peine entraperçu dans l’intrigue principale. Dans une des séquences d’action les plus éblouissantes d’Un Destin de Trouveur, l’assaut sur une planque de malfrats, on découvre un être fabuleux dont il aurait été dommage de ne pas développer la backstory. Les dix pages que lui consacre Gess sont d’une beauté étourdissante.
C’est ça « Les Contes de la Pieuvre », un foisonnement incessant de trouvailles, un savant mélange des genres entre polar, fantastique et fresque historico-sociale (les premières luttes féministes incarnées par Léonie, la compagne de Trouveur), la synthèse équilibrée et percutante d’une envie de raconter des bonnes histoires en les adossant au fruit de recherches sérieuses sur le Paris de 1910, et d’un désir de proposer du divertissement à la fois haut de gamme et populaire au sens noble du terme. Digne héritier des feuilletonnistes Balzac, Dumas, Eugène Sue ou Dickens, Gess reprend modestement le flambeau en ajoutant son « talent » à lui, celui de conteur visuel, puisqu’en plus d’être écrite avec brio, la série bénéficie de ce trait si élégant, brut et minutieux à la fois qui faisait le charme de ses précédentes séries en costumes. On sent là aussi le souci de coller aux innombrables sources rassemblées, mais sans jamais les laisser brider l’imagination et la narration. Ce que Babel avait laissé entendre, Trouveur le confirme : « Les Contes de la Pieuvre » est une grande série.
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