Une perle de Carlos Nine et Jorge Zentner exhumée
Les éditions de la Cerise ont fait un gros coup en cette rentrée : elles sortent L’Amirale des mers du Sud, une perle oubliée de Carlos Nine et Jorge Zentner.
Au départ, il y a près de 30 ans, cette histoire est une commande à l’occasion du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. C’est aussi la première collaboration entre le scénariste argentin installé en Europe, Jorge Zentner, et son compatriote Carlos Nine, encore quasi inconnu de notre côté de l’Atlantique. Plus tard, les deux auteurs produiront ensemble la mémorable trilogie Pampa chez Dargaud. Dans la préface du présent ouvrage, le fils de Carlos Nine, Lucas, raconte que ces deux créateurs ne se sont même pas rencontrés et que son père a dessiné cette aventure d’exploration maritime sur la base d’un scénario reçu par voie postale – point d’email en ce début des années 1990. Et il l’a dessinée dans une forme d’urgence, compte tenu des délais de publication très courts : altérant sa façon de faire habituelle et délaissant ses crayonnés au fusain, Carlos Nine s’est adonné à l’aquarelle à sec, d’un jet, dans une cavalcade graphique forcenée pour pouvoir terminer à temps.
Ce qu’il a réussi. Mais depuis, les planches originales ont été perdues, et il n’existait pas de fichiers numériques à l’époque. C’est donc à partir d’un exemplaire en espagnol de l’ouvrage que cette édition française a été possible, grâce à un travail de photogravure d’une rare exigence. Point de flou bizarre ou de décalage de traits, courants quand on part de scans d’un livre imprimé. Ici, tout est chatoyant, organique, vénéneux. C’est du Carlos Nine première période, pas encore disneyen déformé ou tenté par l’abstrait. Mais déjà étrange et entêtant, avec des irruptions de violence muettes impressionnantes.
L’Amirale des mers du Sud conte les expéditions de Don Álvaro de Mendaña, au milieu du XVIe siècle, qui quitte le Pérou pour dénicher de nouvelles terres dans le Pacifique. Après une première exploration prometteuse, durant laquelle il cartographie plusieurs îles, il se marie et réussit – péniblement – à monter une nouvelle équipée, afin de coloniser ces archipels. Mais les affres de la navigation et de la rencontre avec les indigènes mèneront son irréaliste projet à sa perte…
La voix off est brillante, les dialogues concis. Et le trait et les couleurs de Carlos Nine magnifient cette histoire de quête de gloire aveugle. Sur les décors lumineux se découpent des visages difformes, aux facettes acérées renvoyant la lumière crue du soleil ou ondulante d’un feu sur la plage. Les yeux disparaissent ou s’agrandissent, les têtes s’allongent, prenant parfois un aspect cartoon inquiétant qui caractérisera plus tard l’oeuvre de Nine (Saubón, Keko le magicien, Fantagas…). Autant de qualités graphiques et narratives qui jaillissent des pages de cette superbe édition proposée par les éditions de la Cerise, autour d’un chef d’oeuvre oublié de maîtres de la BD argentine, qui n’a finalement pas du tout vieilli. Et un bel hommage au dessinateur, disparu voilà trois ans.
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L’Amirale des mers du Sud.
Par Carlos Nine et Jorge Zentner.
Éditions de la Cerise, 56 p., 18 €, août 2019.
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