Une vie en parallèle
On est surpris en ouvrant ce pavé au dessin semi-réaliste et doux : quelle mouche a donc piqué l’auteur remarqué de La Favorite pour effectuer un tel changement de style ? La réponse est vite trouvée, ce Matthias Lehmann est un homonyme, auteur allemand ayant grandi en RDA. Si leurs travaux n’ont aucun rapport, Une vie en parallèle se révèle un très beau premier livre, massif et profond, offert dans une traduction de Gaïa Maniquant-Rogozyk.
La vie, c’est celle de Karl Kling, le parallèle, beaucoup de choses. Il désigne l’Allemagne, paysage de l’histoire, Karl allant d’est en ouest, à l’époque du mur, espérant laisser derrière lui une honte et une première vie. Ce parallèle, c’est cette personne qui a une vie officielle, d’homme marié, ouvrier et père de famille, et qui va le soir chercher un autre corps masculin, répondre à ses désirs réels, qu’il ne peut vivre.
Ce parallèle, surtout, c’est un regard rétrospectif, une fois la retraite sonnée, accoudé à sa fenêtre. Karl regarde derrière lui et voit tant de tristesse, de plaisirs gâchés, une enfant qu’il n’a jamais su aimer à cause de sa honte, un meilleur ami qui ignore ce qu’il est profondément. Et le récit se construit ainsi, d’allers-retours entre les souvenirs d’une époque où l’homosexualité était un crime et le bilan triste, quoique peu nostalgique, dans son petit appartement.
Karl a passé sa vie à se cacher des siens, sa deuxième femme apprendra assez vite qui il est le vraiment et semble prête à l’accepter, mais Karl n’arrive pas pour autant à l’aimer comme il le faudrait. Cette femme bienveillante, qui part à l’Ouest avec son enfant, cette petite fille si joviale, qui semble lui échapper, tout ça pèse sur un homme qui ère la nuit pour tenter d’exister.
À travers une chronologie rude, de la Guerre à la fin d’un monde, l’auteur réussit à porter son long récit avec beaucoup de talent. L’ensemble est tragique – on comprend la souffrance de Karl tout en voyant comment il maltraite ses proches, faute de pouvoir vivre –, et en même temps, beau. Ainsi apparaît une amitié soudaine, entre « contre nature » qui se retrouvent au début sans le savoir, et aiment à être libres ensemble. Mais le vent de l’Histoire rattrape, et Karl pense à sa fille, qui ne lui parle plus, hésite à lui écrire, durant de longues pages.
À travers son voyage entre deux époques, toujours traversées par le malaise de son protagoniste, l’auteur manie une émotion juste. Par le concret des descriptions, les rencontres de rues devant les vitrines, les clins d’œil avant les toilettes publiques, et la peur au ventre, toujours, l’auteur déploie ses 454 pages avec une fluidité étonnante. Pas à pas, il évite un tire-larmes qui aurait pu être martelé et offre un premier livre traduit subtil, qui ne manquera pas de faire connaître l’autre Matthias Lehmann.
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