Vincent Perriot, l’après Moebius
Après des polars urbains qui fouillaient l’âme humaine avec intelligence et une certaine grâce (Belleville Story, Paci), on ne l’attendait pas forcément dans la galaxie de la science-fiction. Pourtant, à la lecture de son Negalyod (Casterman), la voie choisie par Vincent Perriot ne laisse planer aucun doute. En se lançant dans une fresque de SF aux atours classiques, il peut laisser libre cours à la virtuosité de sa plume et aborder les thèmes qui lui tiennent à coeur, liés aux bouleversements environnementaux et sociétaux du monde contemporain. Ce jeune papa installé en région bordelaise raconte s’être éveillé politiquement et avoir découvert Moebius et l’aventure Métal Hurlant, à peu près en même temps, c’est-à-dire il n’y a pas longtemps. En effet, l’auteur de 34 ans fait partie d’une génération qui a grandi avec les suiveurs de Moebius, et ne se replonge dans son oeuvre que maintent. Visuellement, l’ombre de Jean Giraud/Moebius plane ainsi sur Negalyod, mais l’influence est donc indirecte. Toutefois, par le soin apporté au dessin et l’ambition du discours, Vincent Perriot a tout pour assumer un statut d’héritier. Mais qui vole déjà de ses propres ailes. Très haut.
Quel est le point de départ de Negalyod ?
En vérité, il n’y en a pas vraiment. J’ai écrit et dessin au fur et à mesure, en accumulant toujours énormément d’idées. L’album est composé de morceaux de 2, 4 ou 10 pages qui ont été agencés, déplacés et parfois transformés pour devenir autre chose. De cette écriture au jour le jour auraient pu naître quatre ou cinq histoires différentes. En tout, entre l’écriture, le dessin, le montage et les modifications, j’ai passé environ 2 ans et demi sur ce livre.
Jarri, votre héros berger, est-il aussi issu d’un si long processus?
Oui, il est passé par mille phases de construction, comme le reste. Mais j’ai en tête quelques anecdotes et images qui m’ont mené jusqu’à lui. Ces dernières années, avant la naissance de mon fils, j’ai voyagé avec ma compagne en Roumanie, en Albanie, en Turquie. Dans ce pays, sur un plateau assez éloigné de la première zone touristique, nous avons croisé deux bergers solitaires, non loin d’une chapelle ancienne. Nous ne parlions pas la même langue, mais ils nous ont servi le thé. Entre les chaînes de montagne magnifiques et les chèvres qui broutaient, le temps était comme suspendu, il régnait un silence étrange… Plus tard, lors d’un autre voyage, en Grèce cette fois, nous avons rencontré un autre berger isolé, qui était si surpris de voir des touristes qu’il a commencé à nous prendre en photo de manière insistante. J’ai commencé à être fasciné par le rapport entre solitude et connexion aux réseaux. À quoi pensent ces solitaires? Qu’est-ce qui les fait se sentir bien là où ils sont? Quel besoin ont-ils de communiquer avec l’extérieur? Jarri porte en lui cette sagesse et cette compréhension du monde, il est fier de son héritage mais il veut aller plus loin. Et il est parfois maladroit dans son utilisation des technologies de la communication. Au final, il me ressemble aussi un peu, naturellement.
Et les dinosaures? D’où vient cette idée, originale et visuellement spectaculaire ?
Je cherchais des animaux qui seraient adaptés à la sécheresse et ils sont arrivés très spontanément ! J’ai songé à justifier leur présence, expliquer d’où ils venaient… Mais j’ai préféré ne rien dire et profiter de leur poésie brute. C’est aussi clairement le retour à un plaisir d’enfant : j’ai aussi volontairement enlevé un maximum d’éléments sonores pour que le lecteur, tel un enfant qui se raconte une scène, puisse y projeter ses propres cris, bruits…
Ces séquences désertiques évoquent l’imagerie western.
Cela vient sans doute de la ligne d’horizon, que j’ai voulu assez légère, car j’ai tellement écrasé la plume et donné de détails à ces dinosaures, qu’il ne fallait pas que le décor prenne le dessus. Mais le western ne fait pas partie de mes références.
On sent tout de même l’influence de Giraud/Moebius dans vos pages.
J’ai lu des Blueberry, bien sûr, mais après la fin de l’album, en réalité. Et là, je me suis rendu compte du travail extraordinairement plus poussé de Jean Giraud par rapport au mien ! Pour être honnête, je n’ai vraiment lu Moebius qu’après sa mort. Et la révolution Métal Hurlant avec. Toute cette période de la science-fiction parlait très bien du monde contemporain, mieux que celle d’aujourd’hui à mon sens. Cette découverte du travail prodigieux de Moebius et de ses complices a coïncidé à mon éveil politique : au fil de mes lectures et de mes écoutes de podcast notamment, plus je comprenais la laideur – économique, politique, environnemental… – de notre monde, plus j’avais envie d’en parler. Moebius le faisait à merveille, en utilisant les chemins de la rêverie parfois mystique. Je pense que je n’aurais jamais son niveau, mais je veux essayer de produire quelque chose là-dedans. Mais je ne suis qu’au début du chemin.
Un début de chemin déjà imposant, avec un livre de près de 300 pages. Il y aura donc d’autres BD de SF après Negalyod ?
Oui, je le pense. Negalyod augure d’idées futures, c’est une base.
Mais pourquoi traiter des problèmes contemporains à travers la science-fiction?
Parce que notre monde est déjà de la SF ! Ma SF est une vision caricaturale de la société actuelle: emprise du réseau, écarts sociaux entre villes et campagnes, les petits combats qui inspirent les grands combats… Les doutes des personnages sur leurs propres convictions sont aussi intéressants à explorer. Mais rassurez-vous, au-delà de cette vision fantasmée de notre monde, je me fais aussi plaisir! J’assume totalement le côté aventure épique présent dans le livre.
Vous avez choisi un décor aride, bricolé, sans beaucoup d’interventions technologiques. Pourquoi?
Je crois que j’avais besoin d’une SF qui ne soit pas techno-futuriste, sans doute pour des questions de goût et d’esthétique. Pour moi, l’architecture contemporaine, avec ses immeubles comme des gros cubes dans lesquels on aurait creusé des fenêtres carrées, est d’une laideur extrême. J’habite Bordeaux et c’est une ville magnifique, où l’on perçoit le travail des artisans sur les bâtiments anciens, avec plein de choses sculptées… L’urbanisme qui rase tout pour construire ces tristes cubes de béton, c’est une avancée, ça? Dans mon album, je me suis permis de fantasmer une ville géante à partir d’éléments empruntés aux Dogons, aux Égyptiens, aux Grecs… J’ai retiré tout le verre et le béton ! Utiliser le bois, le fer des tuyaux et la terre me permet de produire quelque chose de plus charnel et organique.
Cela donne un petit côté Mad Max à la BD…
Mad Max, Jurassic Park, oui… Mais je dois avouer que je me suis davantage intéressé à l’art traditionnel d’Afrique, d’Océanie et d’Asie qu’aux blockbusters modernes ! De nombreux costumes et vaisseaux vienne de là. Par exemple, le vaisseau à voiles qu’on voit à la fin est composé à partir d’un bateau océanien que j’ai découvert dans un musée et qui m’avait frappé. Je m’inspire aussi directement de la nature. Comme pour les vaisseaux, encore une fois, qui évoquent des insectes volants – là c’est Nausicaä de Miyazaki qui m’a inspiré. Il y a aussi les fleurs mécaniques que les personnages découvrent dans les entrailles de la ville : le rapport de l’homme à la machine est étrange en ce moment, puisque l’homme ne cesse de vouloir reproduire la nature en version robot, avec des drones par exemple.
La fin de Negalyod laisse envisager une forme d’espoir pour l’humanité. Croyez-vous en cela?
Je suis indécis. J’ai beaucoup lu sur la « collapsologie » et la théorie de l’effondrement, qui s’appuient sur les données existantes pour modéliser un futur probable à l’échelle planétaire. Un futur où le réchauffement climatique s’accentue – il y a des scénarios à +9° de hausse de température ! –, où le permafrost fond totalement, où des milliers d’espèces s’éteignent en masse, où nos ressources s’épuisent… C’est monstrueux. Puis, il y aura un effondrement. La question soulevée par ces théories n’est plus de savoir comment l’éviter, car il serait inéluctable, mais comment survivre après. Je ne sais pas, je ne tranche pas. Mais dans l’album, je montre l’exemple de personnages qui se battent pour changer le cours des choses et j’avais à coeur de montrer l’importance de ces petits combats-là.
Vous avez dit avoir passé 2 ans et demi sur Negalyod, en écrivant au jour le jour… Concrètement, comment cela peut-il fonctionner?
Il y a des idées, des scènes qui me viennent, alors je dessine. Ensuite, je réagence les séquences et ce sont les dialogues qui font avancer l’histoire. Il m’est arrivé de réécrire cinq ou dix fois certains dialogues. Je ne sais pas écrire des petits textes pour chaque séquence, je dessine directement. C’est là aussi que j’expérimente dans les cadrages ou le découpage.
Vous utilisez des formats de cases assez atypiques, notamment des cases verticales très étroites.
Druillet le faisait très bien, ça… Mais c’était un peu nouveau pour moi. D’une manière globale, je suis toujours en recherche de l’équilibre entre la surprise et la structure solide. Oser des décalages mais sans tomber dans l’effet. Je trouve que trop de fictions se laissent à aller à une débauche d’effets inutile. Je voulais expérimenter des choses, utiliser la règle pour jouer sur la géométrie, profiter de grandes cases illustratives, confronter la verticalité de la ville avec l’horizontalité du désert… Mais tout en restant lisible et accessible.
Pour la couleur, vous avez travaillé avec Florence Breton, qui avait collaboré avec Moebius sur L’Incal, notamment, ou Fabrice Lebeault sur Horologiom.
J’avais pensé mettre en couleur la BD de façon traditionnelle, mais ça aurait pris trop de temps, et j’avais tellement de choses à raconter ! Mon éditeur a alors pensé à Florence Breton et a réussi à la contacter au Brésil, où elle réside. Elle a accepté, alors qu’elle ne travaille plus vraiment pour la BD. Elle a réussi à bien comprendre mon dessin, dont chaque trait est comme sculpté avec beaucoup d’énergie, mais qui, du coup, manque parfois de profondeur. Son travail sur le bleu de la ville ou les jaunes brûlant du désert est superbe, à la fois très classique et très étrange.
Que signifie « Negalyod »?
Ngalyod, sans le E, est une créature vénérée par les Aborigènes. C’est le serpent arc-en-ciel qui protège les ressources en eau. Je l’explique lors d’une discussion de Jarri quand il… Attendez, je l’ai bien marqué? Non ? [il vérifie dans le livre et éclate de rire] Ah non ! C’est fou ! Finalement, je ne l’ai pas mis ! Tant pis !
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Negalyod .
Par Vincent Perriot.
Casterman, 25 €, septembre 2018.
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