Wilfrid Lupano : rire de la bêtise pour mieux la combattre
À 40 ans, Wilfrid Lupano, qui a tenu des bars et des établissements de nuit pendant dix ans avant de se plonger totalement dans la BD, est un scénariste à l’agenda bien rempli. Rien que cette année, on lui doit des volumes de séries aussi variées que Les Aventures de Sarkozix, L’Assassin qu’elle mérite ou Le Droit chemin. En cette rentrée, il a sorti son premier long one-shot, dessiné par le jeune et talentueux Jérémie Moreau : Le Singe de Hartlepool. L’histoire vraie de villageois anglais qui, au temps de Napoléon et de la haine viscérale entre les peuples des deux côtés de la Manche, ont jugé et exécuté un singe qu’ils prenaient pour un espion français. Rencontre sans langue de bois autour de l’ignorance, des nationalismes et de la liberté d’expression.
Comment est née l’envie de raconter l’histoire vraie et tragique du Singe de Hartlepool ?
J’ai écrit mon scénario il y a déjà cinq ans, après qu’un ami anglais m’a raconté cette histoire. J’avais été interpellé dans un bar en Angleterre par quelqu’un qui avait reconnu mon accent français et qui m’a dit tout « le bien » qu’il pensait de mes compatriotes… jusqu’à ce que je prétende être suisse. Alors, là, c’était différent, les Suisses sont des gens très bien, contrairement aux Français, et c’était reparti ! Avec mon ami, nous avons discuté ensuite de l’éternel antagonisme France/Royaume-Uni et c’est alors qu’il m’a raconté Hartlepool.
Comment construire une bande dessinée à partir de là ?
Il est quasi-certain que ce drame est arrivé, mais on possède finalement peu de détails. Tout était à inventer! J’ai trouvé assez rapidement mon angle d’attaque, afin de parler de nationalisme en général, sans lancer une charge contre les Anglais. C’est pour cela que les Français, dans le livre, ne sont guère plus fréquentables. En caricaturant le nationalisme, on le fragilise.
C’est un sujet toujours d’actualité…
Hélas, oui. Alors que je venais de découvrir ce fait historique, la France était en plein « débat » sur l’identité nationale, des « apéros saucisson » s’organisaient, etc. La question sous-jacente au Singe de Hartlepool est « a-t-on vraiment changé d’époque? ». Et la réponse est évidemment non. Regardons comment on parle de l’Iran en Occident aujourd’hui. On ne connaît pas ces gens, on ne sait rien de leur culture, mais on est persuadé qu’ils veulent fabriquer des bombes nucléaires pour nous faire exploser. La peur de l’autre existe plus que jamais, et l’Europe en est un triste exemple, avec la montée des différents courants d’extrême droite et les discours dans lesquels chacun réclame de retourner à son clocher d’avant…
Le communautarisme, la peur, la violence ont fait la « une » récemment, avec les « attaques » contre l’islam et les caricatures du prophète dans Charlie Hebdo. Quel regard portez-vous sur cette tendance ?
L’Occident fait face aujourd’hui à un vrai problème de liberté d’expression face aux religions. Sauf exceptions extrêmes, l’Église catholique a décidé pendant longtemps de ne pas réagir aux attaques, de tendre la joue en toutes circonstances. Mais depuis quelques temps, juifs et musulmans ne laissant plus rien passer, de plus en plus de chrétiens extrémistes suivent leur exemple et se manifestent. C’est malheureux, mais je constate que la terreur fonctionne et que la liberté d’expression n’est pas au mieux en ce moment. L’auto-censure tourne en effet à plein régime : je suis presque certain qu’aucun éditeur de BD ne prendrait le risque de me publier si je proposais un album sur ce sujet. C’est vrai que la position de Charlie Hebdo, comme celle de Salman Rushdie, est très difficile à tenir : en publiant leurs dessins, ils savent que des personnes vont risquer leur vie, voire mourir, ailleurs. Mais ils tiennent bon, et pour cela, je les soutiens totalement. Le problème reste qu’ils sont trop seuls : il faudrait un mouvement solidaire, que tout le monde publie des caricatures, pour banaliser le propos et prouver aux extrémistes que des actions violentes ou des menaces sont inutiles. Un engagement fort de l’État et des organisations musulmanes est indispensable pour cela.
Pour revenir à votre livre, comment, selon vous, des gens en arrivent à juger un animal ?
L’équation est souvent la même: ignorance + alcool + esprit de clocher = tragédie. Je me suis d’ailleurs intéressé aux différents procès d’animaux qui se sont déroulés en France, contre des cochons qui avaient mangé des nourrissons ou pour l’excommunication des charançons… Je ne charge pas les ignorants, je suis plutôt indulgent avec eux, car ils sont aussi des victimes. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas combattre la bêtise.
L’album est tantôt drôle, tantôt glaçant. Comment avez-vous dosé l’équilibre ?
Ce fut la question la plus délicate, celle qui fait que plane toujours un doute sur la façon dont les lecteurs vont s’approprier cette histoire. Le choix de montrer ce drame par les yeux des enfants permet de prendre un peu de distance, de donner parfois un peu d’espoir. En écrivant, des souvenirs d’enfance sont remontés à la surface, autour de discussions familiales terribles à propos de la guerre d’Algérie : des proches qui avaient combattu proféraient des mots atroces sur les Algériens, des choses qu’on ne devrait pas laisser entendre à un enfant sans lui donner des explications. Ils avaient souffert là-bas, c’est indéniable, mais ce n’était qu’une vision de la guerre, la leur. Le personnage du vétéran estropié dans Le Singe de Hartlepool vient notamment de là. Et la galerie de personnages brossée par Jérémie Moreau permet de jouer parfaitement entre le rire et le morbide.
Comment avez-vous rencontré ce jeune dessinateur ?
Par le biais de Jean-Baptiste Andréae, pour qui j’écris Azimut. Jérémie, qui travaille essentiellement pour le cinéma d’animation en tant que character designer (créateur de personnages), m’a dit qu’il aimerait se lancer dans une bande dessinée, mais là tout de suite, parce qu’après, il n’aurait plus le temps. Pour ma part, j’ai toujours de côté deux ou trois scénarios écrits en toute liberté, hors de tout contrat d’édition, sans aucune contrainte liée à un éventuel potentiel commercial. Je les garde pour moi jusqu’à ce que je rencontre un dessinateur désireux de travailler avec moi. Car il est trop bête de passer à côté d’une rencontre pour des questions de planning, et cela arrive malheureusement souvent. J’ai donc proposé deux histoires à Jérémie, qui a longuement hésité. Il a fini par choisir Le Singe et ses premières recherches de personnages et d’ambiances, après avoir mis le nez dans l’oeuvre des vieux cartoonists anglais, ont été immédiatement les bonnes. Il est déconcertant de talent.
Quels sont vos projets ?
Mes prochaines sorties seront principalement des suites : Azimut tome 2, L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu tome 2, L’Assassin qu’elle mérite tome 3…
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Le Singe de Hartlepool.
Par Jérémie Moreau et Wilfrid Lupano.
Delcourt, 14,95 €, le 5 septembre 2012.
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Images © Moreau/Lupano – Guy Delcourt Productions – Photo © Olivier Roller
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