14-18 : trois livres pour se souvenir
Réalistes ou suggestifs, voici trois regards en bande dessinée sur la Grande Guerre à ne pas manquer en cette année de commémoration.
Putain de guerre !, diptyque (2008) réédité par Casterman en intégrale et dont les planches étaient exposées lors du dernier Festival d’Angoulême (voir notre reportage photos), est avec C’était la guerre des tranchées (1993) l’autre référence majeure de Jacques Tardi sur 14-18, lui qui a passé 30 ans à éplucher les documents, aidé par l’historien Jean-Pierre Verney.
En parallèle, le label Delirium réédite La Grande Guerre de Charlie signé des Britanniques Pat Mills et Joe Colquhoun, paru outre-Manche entre 1979 et 1986. Les deux BD partagent la même ambition : offrir une immersion totale et radicale, décrire l’horreur des tranchées de façon brute en fuyant la peinture héroïque, et montrer les soldats comme victimes d’un conflit qui les dépasse.
Comme ressorts, la critique des élites et l’exactitude documentaire, pour un résultat d’un réalisme saisissant, dépourvu de tout héroïsme romantique. Ici, c’est la guerre vue d’en bas, au ras du sol, les petites gens anonymes aux ordres des généraux, les fils d’ouvriers sacrifiés au front, la chair à canon au service d’un nationalisme belliqueux et destructeur.
Les deux BD distillent une même universalité de l’horreur, balayant tous les aspects de 14-18, des tranchées aux mutineries en passant par l’incompétence des officiers. Dans le tome 6 (sur 10 prévus) de La Grande Guerre de Charlie, Charlie Bourne et les Tommies ont pour mission de creuser des tunnels et saper les tranchées allemandes. On y voit des visages tétanisés par la peur ou effrayés par l’imminence de la mort. À Ypres, Messines ou Passchendaele, sinistres lieux de mémoire collective, les balles transpercent ou pleuvent, la boue s’incruste dans les plis, la mort rôde comme un fantôme prêt à surgir à chaque instant.
Chez Tardi, les couleurs du début tirent vers le noir et blanc à la fin, métaphore d’une guerre qui s’enlise dans l’enfer vain et absurde : tripes à l’air, exécutions sommaires, collines fumantes, gueules cassées, rien ne nous sera épargné. Chez Mills et Colquhoun, la naïveté et l’enthousiasme du jeune volontaire s’effacent vite au contact des morts, dans « cette immonde tuerie » en forme de « suicide collectif » dirait Tardi. Chocs visuels aux mots parfois crus, ces deux classiques de la BD de guerre sont en outre portés par une rigueur documentaire rarement atteinte. Le résultat est puissant et bouleversant, adouci par l’humanité des personnages. Œuvres de mémoire qui sont aussi des pamphlets anti-guerre, voilà deux références incontournables.
La poésie au front
Mais une autre lecture, belle et originale, s’impose : Charles Martin, Féerie pour une Grande Guerre, présenté par Emmanuel Pollaud-Dulian (l’auteur de l’incontournable Gus Bofa l’enchanteur désenchanté), est la réédition de deux courts livres illustrés, Sous les pots de fleurs (1917) et Mon cheval, mes amis et mon amie (1921). Ces deux recueils de dessins de guerre dynamisés par des poèmes invitent à poser un regard moins naturaliste que métaphorique sur cette guerre industrielle, à travers la vision toute personnelle qu’en livre Charles Martin, artiste mobilisé en 1914 qui a dessiné au front. L’ambition est claire : « La guerre est artifice, dans tous les sens du mot. Pour représenter sa vérité, il faut donc montrer son artificialité », nous dit Emmanuel Pollaud-Dulian, citant juste avant Mac Orlan. Restituer par l’image « une atmosphère monstrueuse de sang et de meurtre ».
Entre poésie et corps meurtris, le sens gît entre le mot et l’image, le titre de chaque illustration suggérant le décalage pour mieux fouiller. On vous laisse imaginer à quoi renvoient les mots « bowling » ou « knock-out ». Au réalisme froid, Martin préfère l’évocation. Au pathos larmoyant, l’ironie détachée. A la barbarie, la féerie. Légers en apparence, les vers creusent en réalité l’enfer. Où il s’agit de feindre l’évitement pour mieux regarder en face le cauchemar.
L’esthétique est dépouillée, le propos percutant, encore plus avec la remarquable distance trouvée entre le vécu et sa représentation, produit d’une réflexion sur le pouvoir du signifiant et du signifié. Quand la prose évoque l’enfer avec poésie, les images restituent une perception presque fantasmagorique, transfiguration d’une peur inédite. Le casque Adrian M1915 devient « un pot de fleurs », alors qu’un boyau devient « le sale coin », et un bombardement « le tir au pigeon ».
Malgré tout, Martin affirme et revendique un droit à la frivolité dans Mon cheval, mes amis et mon amie, montrant ce qui raccroche à la vie : un amour disparu, la beauté de l’être cher, une danse enivrée… Témoignage teinté d’ironie baignant dans une pudeur bienvenue, le livre est porté par une esthétique expressive et stylisée. Comme pour rendre supportable le souvenir de la Der des der.
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Putain de guerre (1914-1918), intégrale.
Par Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney.
Casterman, 25 €.
La Grande Guerre de Charlie.
Par Pat Mills et Joe Colquhoun.
Delirium, 6 tomes parus, T6 22 € , tome 7 à paraître en octobre.
Charles Martin : Féerie pour une Grande Guerre.
Par Emmanuel Pollaud-Dulian, Géraldine Méo.
Editions Michel Lagarde, 16€.
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