Ahmed Agne, Ki-oon (3/3) : « La vraie victoire : convertir ceux qui sont persuadés que le manga n’est pas pour eux »
Suite et fin de notre rencontre avec Ahmed Agne, cofondateur et directeur éditorial des éditions Ki-oon (lire la partie 1 et la partie 2). Nous achevons cet entretien sur ce qui fait la spécificité de cet éditeur depuis ses débuts : son goût pour la création et une indéboulonnable volonté de diversification.
Venons-en au travail de création. Vous êtes éditeur au sens noble du terme, puisque depuis vos débuts vous ne faites pas qu’acheter des licences, mais produisez aussi directement des œuvres avec des auteurs. C’est ce que vous préférez dans votre métier ?
Choisir dans ce qui est déjà existant au Japon en écartant ce que tu n’aimes pas, en gardant ce qui te parle tout en ayant la possibilité de le publier en France, c’est déjà très bien. Mais avec Cécile on a toujours eu l’amour des créateurs et, en tant que lecteur et fan tout simplement, travailler avec des auteurs, échanger avec eux pour connaître leur processus créatif, etc., c’est quelque chose qui nous a toujours fascinés et qu’on a toujours voulu faire. Donc clairement, j’ai du mal à voir ce qu’il y a de plus enthousiasmant que de partir d’une feuille blanche avec un auteur et de construire un projet avec lui. Tu apprends plus de choses sur les auteurs et sur toi-même. Les succès sont incroyablement plus gratifiants aussi. Et de manière évidente, nos interlocuteurs japonais ne considèrent pas Ki-oon comme une maison d’édition classique.
Ils ressentent que vous êtes aussi dans la création ?
On nous dit souvent que ça se voit qu’on est éditeur au sens créateur de contenu. Je pense qu’on a toujours eu une approche particulière, centrée sur l’œuvre, et que dans nos échanges avec nos interlocuteurs japonais, dans nos offres, dans la manière dont on reçoit nos auteurs, dont on communique avec eux, on a une approche d’éditeur de contenu et pas seulement d’acheteur de droit.
Vous avez ouvert un bureau à Tokyo en octobre 2015 dans le but de développer davantage la création originale. Comment cela a-t-il été perçu par les éditeurs japonais ?
Quand on a décidé de se lancer vraiment à fond dans cette entreprise de création éditoriale, une des premières réactions côté français a été : « Mais vous êtes complètement stupides, vous allez scier la branche sur laquelle vous êtes assis et les éditeurs japonais ne voudront plus travailler avec vous… » Ce qui était évidemment complètement faux, puisque tous nos partenaires savent que la création originale existe dans notre catalogue depuis les débuts de Ki-oon, et que le but n’est évidemment pas d’aller démarcher des auteurs en contrat avec des éditeurs nippons et d’instaurer avec eux un rapport de concurrence directe. On ne va pas aller frapper à la porte d’Akira Toriyama pour lui demander de nous pondre un manga avec des guerriers de l’espace. On travaille avec des jeunes auteurs qui ne sont pas publiés ou qui ne se retrouvent plus dans le système japonais. C’est ce qu’on a toujours fait et qu’on continue de faire. Et puis on a ouvert notre bureau à une période où les éditeurs japonais avaient particulièrement peur, étaient très inquiets par rapport à l’état du marché français.
C’est-à-dire ?
Les grands groupes éditoriaux français investissaient de plus en plus vers le comics américain. Il y a eu de nombreux lancements de labels et les Japonais avaient l’impression que les éditeurs historiques de mangas se détournaient pour investir ailleurs. Dès lors, ça ne les inquiétait pas vraiment de voir un éditeur ouvrir un bureau à Tokyo. En réalité, les éditeurs japonais ont accueilli cet investissement important vis-à-vis du manga de manière très bienveillante, car il signifiait qu’on restait impliqué dans notre cœur de métier. Et ils nous ont tous dit dès le départ : « Présentez-nous absolument tout ce que vous faites, parce que nous sommes curieux de voir ce que donnera une œuvre créée avec un auteur japonais dans un processus éditorial différent du nôtre. »
Notamment le fait de travailler les séries en volumes directement plutôt qu’en les prépubliant dans des magazines…
Tout à fait, car même si c’est une force incroyable à plein d’égards, les magazines de prépublication peuvent être un « carcan ». Donc les éditeurs japonais veulent tous voir ce qu’on fait, ils veulent le lire, pour voir s’il y a moyen de greffer ça dans leur catalogue. Mieux encore, aujourd’hui, on a des éditeurs japonais qui nous donnent le contact d’auteurs qu’ils ont vu en rendez-vous éditoriaux et dont ils se disent « celui-là est intéressant, je n’ai pas de cases pour lui dans mon magazine, mais peut-être que ça peut vous intéresser ». Et aujourd’hui, la cerise sur le gâteau, c’est quand même qu’on a trois créations originales récentes, en l’occurrence Beyond the clouds, Lost Children et Tsugumi Project, qui ont été vendus à des éditeurs japonais et qui vont être publiés dans des magazines de prépublication japonais dans un premier temps et en volumes reliés après !
Ce doit être une sacrée fierté !
Oui ! Je n’ai pas fait un classement de mes fiertés éditoriales depuis 15 ans, mais le fait d’être reconnu comme un éditeur au sens noble du terme, au point de pouvoir vendre nos mangas de manière pérenne, à de nombreux d’éditeurs japonais différents, c’est la plus grande consécration qu’on pouvait imaginer. Aujourd’hui, Ki-oon, je ne sais pas si on se rend compte, mais c’est le seul éditeur au monde à vendre de manière pérenne de la bande dessinée à des éditeurs japonais. Donc, désolé pour ceux qui voyaient dans notre démarche un suicide entrepreneurial, ils ne pouvaient pas être plus à côté de la plaque !
Qu’est-ce qui fait selon vous que vous en êtes arrivés là aujourd’hui ?
Je pense qu’on l’a fait intelligemment, qu’on a toujours été très transparents et très honnêtes dans notre démarche. Encore une fois, il ne faut pas sous-estimer l’intelligence des éditeurs japonais. Ils sont conscients qu’il faut aller chercher la croissance à l’étranger, mais ça ne veut pas simplement dire s’implanter à l’étranger ou racheter des labels. Ça peut aussi dire qu’une partie de l’avenir du manga, c’est tous ces lecteurs, tous ces éditeurs, tous ces auteurs qui ont grandi avec le manga, avec ses codes narratifs et graphiques et qui vont soit raconter de nouvelles histoires, soit éditer de manière différente, soit vouloir lire de manière différente… Donc ils sont ouverts à ça et personne ne nous a jamais fait aucun reproche à ce niveau-là. La preuve, on continue à travailler avec tout le monde sur le côté licence. Et dernière chose, notre discours a toujours été de dire : « On ne se désinvestit pas dans l’achat de licence, notre idée est d’augmenter notre production actuelle tout en restant globalement bien en dessous de nos concurrents, mais en étoffant avec de la création originale. »
Oui, et vous avez dit à de nombreuses reprises que vous vouliez arriver à un quota de 50 % de créations d’ici à 2024. C’est très bientôt 2024…
C’est le but, oui. Je me rends compte que ça se rapproche !
Pour l’instant on est quand même bien loin de l’objectif.
Ah non, pas vraiment. Mine de rien, on ne s’en rend pas encore compte, mais en 2018 et 2019, la production originale représente environ 15 % de la production de Ki-oon, c’est déjà énorme. 2024 c’est dans 4 ans quand même, ça laisse du temps.
Vous restez donc dans l’idée est de rester à environ 4/5 lancements par an et d’accumuler les séries ?
On restera dans cet ordre d’idée. Et je suis d’ailleurs en train de recruter un nouvel éditeur au Japon, car l’idée est d’étoffer l’équipe pour pouvoir suivre encore plus de projets. Je pense que même si on n’est pas à 50 % pile, on ne sera pas forcément très loin de cet objectif extrêmement ambitieux. Sauf changement de cap complètement imprévu.
Pour en revenir au bureau à Tokyo, c’est quelque chose que vous vouliez mettre en place depuis longtemps ?
Je trouvais ça bizarre, alors qu’on est un pays de manga si important, que personne ne l’ait fait jusqu’à présent. Il y a par exemple des éditeurs français qui ont des bureaux de représentation aux États-Unis. Vu l’importance que ça revêt en termes de lobbying, en termes d’image, ça m’a toujours paru être une idée pertinente…
Et est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur votre rôle d’éditeur dans cette partie création ? Quel est celui de Kim Bedenne, l’éditrice qui travaille sur place pour Ki-oon ? Elle était directrice éditoriale aux éditions Pika avant de venir chez vous… Vous l’avez débauchée ?
Non, en fait c’est elle qui a fait acte de candidature. On se connaissait depuis longtemps parce qu’avant elle travaillait aux droits internationaux chez Kodansha. On s’est retrouvé un soir dans un diner avec plein de gens et j’avais annoncé que je lançais mon recrutement d’éditeur au Japon. Kim m’a tout simplement dit que ça l’intéressait, d’une part de retourner travailler au Japon et d’autre part de s’occuper d’auteurs directement. Comme c’est quelqu’un qui collait exactement au profil que je recherchais, à savoir parfaitement bilingue, qui connait bien le monde éditorial japonais, le travail avec les auteurs, mais aussi la réalité éditoriale et économique de la création, c’était la candidate parfaite.
Comment vous répartissez-vous les rôles ?
En réalité, ça dépend. Il y a des auteurs avec lesquels je travaillais déjà auparavant et que je continue à suivre personnellement, comme Tetsuya Tsutsui et Keisuke Kotobuki par exemple. Si on devait faire un parallèle au fonctionnement d’un magazine, je serais en réalité rédacteur en chef. Je fixe la ligne éditoriale et Kim Bedenne prospecte, elle cherche des auteurs et projets qui collent à la ligne Ki-oon. Ensuite, je valide ou non. Une fois les profils d’auteurs et les projets pertinents retenus, je suis très impliqué au lancement des projets. Direction graphique, développement de l’histoire, nombre de tomes global, etc. Mais après c’est Kim qui gère le développement de l’œuvre avec l’auteur de A à Z. Et elle le fait admirablement bien. De mon côté, je valide, presque administrativement j’ai envie de dire, tous les story-boards et toutes les planches définitives, mais je ne suis pas dans une validation d’éditeur au sens propre du terme. Je passe dessus parce que je suis le rédacteur en chef et que je suis le garant juridique et légal de ce qui va être publié chez Ki-oon…
Donc il y a ce bureau à Tokyo, pour les créations avec les auteurs japonais, et pour les Français ou même les auteurs internationaux, c’est davantage le tremplin Ki-oon. La 3e édition est bientôt terminée, quelles sont vos impressions ?
Nous avons reçu pas moins de 220 projets cette année, c’est une belle augmentation par rapport au deuxième tremplin. Ma grande satisfaction, c’est de voir des auteurs ayant participé aux précédentes éditions revenir avec des projets encore plus aboutis. C’est très enthousiasmant de constater leurs progrès !
Qu’en est-il de Vinhnyu, vainqueur du 2e tremplin ? Pourquoi tant de délai ? Il a aussi été vainqueur du premier tournoi MAGIC de Shibuya Édition… ça pose problème pour sortir le titre ?
Non, ça ne pose pas de souci, en dehors du planning. On était sur des temporalités proches avec le tournoi MAGIC et je ne peux pas interdire à des auteurs de participer à deux concours différents… Le principal problème est que Vinhnyu avait signé, avant, un engagement contractuel avec Glénat. Je lui ai dit que ce n’était pas une course et que je préférais attendre afin d’avoir son attention à 100 % pour travailler sur un projet commun. Du coup, on a commencé à travailler sur le projet durant l’été 2019 et je pense que le manga sortira vers 2021.
En 2018, les critiques et journalistes de bande dessinée valident votre démarche de création en attribuant le Prix Asie ACBD à Sous un ciel nouveau… Qu’est-ce qui était le plus important pour vous avec ce titre ? Le succès public ou le succès d’estime ?
À défaut d’avoir fait de bonnes ventes, le titre a eu une bonne reconnaissance critique, ce qui était le but principal évidemment, parce que ce sont des auteurs avec lesquels on veut travailler sur le long terme. Sur ce format-là, des histoires courtes en grand format, c’est difficile de s’imposer commercialement. Ça nous est déjà arrivé puisqu’on a eu un vrai gros succès commercial avec Goggles de Tetsuya Toyoda, mais ce sont davantage des miracles que la règle générale. L’idée était déjà de l’imposer au niveau de la réputation des auteurs, pour au fur et à mesure des œuvres, franchir des échelons commerciaux. Mais de toute façon c’est une réflexion que l’on a avec la plupart de nos auteurs et de nos créations originales. On a envie de les accompagner à l’image de ce qu’on a fait avec Tetsuya Tsutsui. On travaille avec lui depuis 15 ans… et on travaille déjà avec lui sur le titre suivant. Avec Mamiya Takizaki, on n’a pas fait qu’Element Line, avec Keisuke Kotobuki, on n’a pas fait que Kamisama, on les suit et on essaie de les imposer sur le long terme.
Vous parliez de Goggles, alors venons-en à la collection Latitudes. Elle est basée sur une volonté d’ouverture du lectorat. Est-ce que les titres qui sont lancés maintenant réussissent à trouver leur lectorat ?
Ça dépend énormément des titres. Comme c’est une collection d’auteurs avec des positionnements complètement différents les uns des autres, c’est ultra variable.
Il n’y a pas d’attachement du lectorat, d’effet collection ?
Je ne sais pas s’il y a vraiment un attachement. Je pense qu’on a un noyau dur de lecteurs qui nous suivent très régulièrement, mais il s’agit de 700 à 800 personnes. Au-delà, c’est vraiment du titre par titre. Goggles, on en a vendu près de 13 000, ce qui sur un format comme ça est considérable. Coffee Time et Underwater – Le Village immergé en sont à 7/8 000 exemplaires, ce sont de beaux succès. Pour les titres de Kenji Tsuruta, ça va, ce n’est pas du tout honteux, on est entre 4 000 et 6 000 ventes. Après il y a des mangas qui ont clairement flopé, comme Pandemonium et L’Oiseau bleu. Il y a aussi Poison City qui n’a pas marché sous ce format, parce que l’auteur avait un historique tellement fort dans le format manga que tous ses fans sont restés là-dessus.
Et dans l’ensemble, le bilan de la collection est correct ?
Il y a beaucoup plus de titres rentables que de titres non rentables, ce qui est déjà un succès en soi pour ce type de collection.
On sent qu’il n’y a pas de rythme précis pour les sorties de cette collection. Vous fonctionnez comment ? Au coup de cœur ?
Une chose est sûre avec la collection Latitudes, c’est qu’elle n’est absolument pas soumise à un nombre de parutions à l’année. C’est-à-dire que s’il y a un auteur qui rentre dans ce créneau-là, on le publie, mais s’il ne devait pas y en avoir pendant un an, et bien il n’y en aurait pas, tant pis. J’aimerais bien avoir un Tetsuya Toyoda ou un Yuki Urushibara annuel… mais c’est aussi la raison pour laquelle c’est une collection d’auteurs. Ce ne sont pas des artistes qui sont dans une démarche de création intense et régulière.
La charte graphique de la collection a évolué. Au début c’était clairement inspiré de la collection écritures de Casterman, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui puisque l’unicité visuelle a disparu. Pourquoi ?
Au départ, on s’est dit que c’était une bonne idée de donner une unité à la collection. Mais à mesure que les mangas se sont ajoutés à la collection, nous avons changé d’avis. Le premier virage, c’est Goggles.
Unlucky Young man qui a été le premier à totalement faire fi de la charte… Pourquoi ?
C’est vrai qu’au départ j’étais sur une idée de charte, mais maintenant je vois cela selon le titre. Je pense qu’il est important de s’adapter et de ne pas rester prisonnier du concept de départ. Quand j’ai eu les titres en main, je me suis dit qu’ils avaient des partis-pris graphiques de couverture tellement forts, au départ, que je n’avais pas envie de perdre ça. Ce qui n’était pas le cas de Bride stories et d’Emma qui s’intégraient bien dans la charte. Finalement, on garde la charte si les titres s’y insèrent bien, et on s’adapte si ça ne convient pas. Les couvertures de L’Île errante, par exemple, sont tellement riches et réfléchies dans leur totalité que ça aurait été une mauvaise idée de perdre ça. Pour Underwater – Le Village immergé, qui est une série formidable, le travail sur la couverture était somptueux, je ne voyais pas l’intérêt d’y toucher.
Est-ce qu’à un moment donné les adaptations de H.P. Lovecraft par Gou Tanabe étaient prévues dans cette collection ou vous vous êtes directement dit qu’il fallait faire quelque chose de différent ?
Pour Gou Tanabe, j’ai toujours voulu faire un format différent, mais je ne l’ai pas mis en Latitudes, parce que Lovecraft, même s’il a aujourd’hui un statut d’auteur culte, est au départ un auteur de genre ultra populaire, ce qui ne colle pas avec la ligne d’auteur voulue en Latitudes. Même si on pourrait finalement les rapprocher de ces titres, je ne voulais pas leur donner un traitement équivalent à celui de nos mangas d’auteurs, car ça serait comme trahir l’intention originale de ces œuvres. Je mentirais si je disais que la question ne s’était pas posée, mais je voulais que ce soit dans un entre-deux, et que ça reste autant accessible au le lecteur manga qu’au grand public fan de Lovecraft.
Revenons d’ailleurs plus en détail sur le premier gros succès de cette collection : Les Montagnes Hallucinées. Ça a été un succès retentissant de l’année 2018, mais aussi l’histoire de Ki-oon…
Je suis tellement content pour Gou Tanabe et le magazine Comic Beam qui le publie ! Le prix de la série récemment reçu à Angoulême est la cerise sur le gâteau.
Cette série a une histoire particulière… Elle avait tout d’abord été acquise par un autre éditeur français qui a finalement décidé de ne pas la publier en France… Vous pouvez nous en dire plus ?
Ce qui s’est passé, c’est que je suis un immense fan et lecteur de Lovecraft depuis que je l’ai découvert en seconde. J’ai craqué dès cette collection est parue sur le marché, et qui plus est chez Enterbrain, qui est probablement mon éditeur japonais préféré.
C’est le premier éditeur à vous avoir fait confiance déjà…
Oui, et ce n’est pas rien ! Ils ont un respect des auteurs, une connaissance du manga et une exigence que je trouve absolument admirables. J’adore travailler avec eux. Évidemment, je me suis jeté sur les Lovecraft et j’ai fait une offre, comme deux ou trois autres éditeurs à ce moment-là. Et à mon grand désespoir, une meilleure offre d’un autre éditeur a été acceptée. J’étais littéralement détruit. Ça, pour le coup, s’il y a quelque chose qui n’a pas du tout changé en 15 ans, c’est que quand je n’ai pas une série que j’aime particulièrement, je deviens détestable pendant des semaines et je dors très mal la nuit ! (rires)
Et pourquoi la collection a finalement atterri chez vous ?
L’éditeur qui avait acquis les droits y a renoncé, pour des raisons de politique interne. Donc le titre a été remis sur le marché, ce qui est extrêmement rare, et donc là je me suis dit que je ne pouvais pas laisser passer ma chance une deuxième fois. On a tout donné et décroché ce titre.
Mais du coup, ça veut dire que vous aviez déjà acquis les premières adaptations de Gou Tanabe et que vous attendiez l’œuvre idéale pour commencer à les publier ?
Non, en réalité, ce sont ses premières adaptations qui avaient été acquises et qui m’étaient passées sous le nez [elles sont encore inédites en France – ndlr.]. Quand elles ont été remises sur le marché, je me suis positionné dessus et en même temps sur tous les autres titres de la collection. Je ne voulais pas commencer par les nouvelles parce que je trouve que c’est plus facile de rentrer dans la collection et dans Lovecraft par le biais d’une histoire longue, Les Montagnes hallucinées, en l’occurrence.
Vous avez donc complètement changé l’ordre de parution, mais aussi le format, ce qui est rare, surtout avec une telle fabrication.
Oui. Au Japon, Les Montagnes hallucinées a été publié en 4 tomes et au format manga classique. Je voulais absolument que ce soit en 2 tomes, car du point de vue du lecteur français, je trouvais qu’il y a un goût de trop peu à la fin du premier tome japonais. On a l’impression que l’histoire commence tout juste. Ensuite je voulais vraiment que ce soit un objet de collection, un livre qu’on soit fier de posséder dans sa bibliothèque. Je voulais un grand format un peu à l’image des romans d’aventure/horreur/science-fiction que je lisais quand j’étais jeune et qui étaient dans des fabrications un peu de ce type-là. Enfin, j’ai voulu faire un clin d’œil évident au Necronomicon avec le cuir de la couverture.
Et ils vous ont laissé faire tout ça…
Oui, et je suis vraiment reconnaissant à la fois à Gou Tanabe et à Enterbrain parce que, pour le coup, ils ont été super intelligents et accommodants. Ils nous ont laissés faire les choses comme on avait envie de les faire pour que ça fonctionne chez nous. Donc ce succès c’est le leur, plus que le nôtre. Parce qu’honnêtement, l’immense majorité des éditeurs japonais n’aurait pas accepté ça.
Et pourquoi ont-ils accepté d’après vous ?
On leur a expliqué que le but était de faire vivre l’ouvrage au-delà du rayon manga. J’étais persuadé qu’avec l’auteur, la thématique et le dessin de Tanabe-sensei, il y avait vraiment moyen de séduire un lectorat qui ne soit pas seulement celui des fans hardcores de manga. Honnêtement, c’est une immense satisfaction parce que les libraires se sont réellement emparés du titre. Nombreux sont ceux qui l’ont laissé dans le rayon manga, évidemment, puisque c’est son habitat naturel, mais ils sont aussi nombreux à l’avoir également rangé au rayon fantasy/science-fiction d’eux-mêmes. Tout le monde est content chez Ki-oon, car même si c’est toujours un travail d’équipe, sur cette collection il y a vraiment eu un alignement d’étoiles entre l’éditeur japonais, l’auteur et tout le monde qui était au diapason en interne, de la fabrication, à l’édito, en passant par la traduction, le marketing et la communication.
Et vous vous attendiez à un tel accueil ? Parce qu’on est quand même sur des ventes qui sont loin d’être classiques pour ce genre de titres atypiques…
Je n’ai jamais eu de doute sur le fait que ça allait très bien fonctionner, d’ailleurs notre premier tirage était quand même de 10 000 exemplaires, ce qui est très important pour des ouvrages de ce format et de ce prix. Donc j’y croyais énormément, mais plutôt sur le long terme, au bouche-à-oreille. La surprise a été que le titre a explosé immédiatement. Aujourd’hui on est à plus de 50 000 exemplaires sur le premier tome, ce qui est absolument phénoménal… Surtout que le côté long-seller est bien là et que ça continue à recruter très fort ! Si je devais, en plus de la collection Lovecraft, citer quelques succès sur ces 15 années de Ki-oon, ça serait Bride Stories, A silent voice, Cesare, Magus of the Library, Reine d’Égypte… Toutes ces œuvres avec lesquelles on sait qu’on a touché des lecteurs qui découvraient un manga pour la première fois. Pour moi c’est ça, la vraie victoire : arriver à convertir des gens qui sont persuadés que le manga n’est pas pour eux. Avec Cécile, c’est ce qu’on visait depuis les débuts de Ki-oon. Il n’y a pas de réfractaires au manga. Il y a un type de manga pour absolument tous les types de lecteurs, il suffit de mettre le bon manga dans les mains du bon lecteur. Ces bouquins-là nous ont permis de sortir du cercle pour toucher un lectorat nouveau, et c’est ça le vrai combat.
Arriver à ouvrir comme ça le lectorat, c’est finalement ce que vous cherchez depuis vos débuts…
Absolument. Moi, quand on est au Salon du livre et qu’une grand-mère vient me voir en me disant qu’elle aime Bride Stories, et que c’est son tout premier manga, j’ai envie de pleurer ! Je suis communément de ceux qu’on appelle la génération Club Dorothée. L’image du dessin animé, d’abord, et du manga, ensuite, a quand même été dégueulasse pendant très longtemps, voire borderline raciste. Il y a toujours eu cet esprit de revanche des fans de ma génération. On a toujours eu envie de prouver qu’il y a des auteurs fabuleux, des thématiques qu’on ne trouve nulle part ailleurs que dans le manga et qu’il y a de la poésie et du talent si on prend la peine de les chercher. Et que oui, comme dans n’importe quel média, si tu veux trouver du cul et de la violence tu peux en trouver. Comme en BD, au cinéma, en littérature, il y en a partout, et ce n’est pas un mal. Mais il y a tellement d’autres choses !
Il reste un segment sur lequel vous n’êtes pas positionné, c’est le patrimoine. Pour quelle raison ?
J’adore les titres patrimoniaux, c’est un segment que j’ai découvert lorsque j’étais étudiant et que je suis allé au Japon pour la première fois. Je suis tellement content que Yoshiharu Tsuge soit publié en France et qu’il y ait eu une expo qui lui soit consacrée à Angoulême. Je suis tellement content qu’Osamu Tezuka soit présent dans de jolies éditions… mais on ne peut pas tout faire ! Ce n’est donc pas que je n’aime pas le patrimoine, mais c’est que la ligne de conduite de Ki-oon depuis le départ, c’est de travailler avec de nouveaux auteurs, de faire découvrir de nouvelles façons de dessiner et de lire du manga.
Donc ce n’est pas quelque chose qui arrivera dans votre catalogue ?
Non. Et puis honnêtement, entre Isan Manga, Le Lézard noir, Cornélius, Delcourt/Tonkam, Kana et les autres, ils le font bien et il y a le choix. Est-ce que dans un monde idéal je voudrais en faire ? Oui, mais il faudrait qu’on publie encore beaucoup plus. Si je devais publier toutes les œuvres qui me plaisent dans les genres qui me plaisent, il faudra qu’on fasse dans les 200 / 250 bouquins par an et ça trahirait l’intention de départ qui est de bien travailler pour tous les titres. Et puis je suis un être humain, les journées ne font que 24 heures et il y a une limite à ce qu’on peut bien faire, du moins dans la configuration actuelle de Ki-oon…
Comment voyez-vous ces prochaines années de Ki-oon ? Pour les 20 ans ?
Les jalons sont déjà posés, du coup j’ai un peu de mal à analyser ça juste sur les 5 prochaines années. Ce qui est sûr, c’est qu’on a lancé Kizuna avec pour objectif de proposer des titres qui parlent à un public large, pas forcément connaisseur et spécialiste du manga. Qu’on a de plus en plus de formats « batards », entre les titres de la collection Latitudes, la collection des chefs-d’œuvre de Lovecraft et Aria qu’on vient de lancer… Qu’on a de la création d’auteurs japonais et français… J’ai l’impression qu’on est de plus en plus un éditeur protéiforme, qu’on n’a jamais eu un catalogue aussi varié et qualitatif.
Et pourquoi ce changement par rapport aux débuts ?
Pendant longtemps Square Enix était notre partenaire principal. C’est un éditeur que j’apprécie vraiment et qui a façonné l’image du catalogue de Ki-oon avec Ubel Blatt, Jusqu’à ce que la mort nous sépare, Jackals, les Doubt et dérivés… Cette période était à la fois incroyablement enrichissante pour nous, mais en même temps un petit peu frustrante parce qu’on ne pouvait pas travailler avec Kodansha, Shogakukan et Shueisha. On était encore à une période de notre histoire où on devait faire nos preuves pour ouvrir toutes les portes. Maintenant on a un panel d’éditeurs qui est beaucoup plus large et beaucoup plus varié. On est maintenant capable de proposer Les Fleurs du mal chez Kodansha , Les Liens du sang chez Shogakukan, Beastars chez Akita Shoten, toujours des titres de qualité avec Enterbrain, du shonen blockbuster grand public avec Shueisha, ce qui n’était pas du tout présent auparavant.
Et ça se ressent sur vos sorties de ces dernières années, et en particulier celles de 2019. Entre Beastars, Les Liens du sang, BL Métamorphose, Heart Gear ou Tsugumi Project, cette année a été riche, variée et audacieuse. Les lecteurs ont-ils été au rendez-vous ?
Pour nos 15 ans ça me tenait à cœur d’avoir un programme ultra riche et qualitatif. Je pense que sur une année civile on n’a jamais eu un catalogue de lancement de nouveautés aussi réussi et éclectique. Et oui, les lecteurs ont été au rendez-vous puisque sur les 10 meilleurs lancements de l’année, il y a 3 Ki-oon : Magus of the Library, City Hunter Rebirth et Beastars, qui a même dépassé les 17 000 exemplaires du premier tome ! Les autres sont sortis plus tard dans l’année, donc ils sont forcément plus loin dans le classement. En création, Tsugumi Project a très bien marché, il finit l’année à 8 000 exemplaires vendus du tome 1 en 5 mois de vente, donc c’est très bien.
Ça veut en plus dire qu’il y a largement une place pour la création…
Oui ! Et Beyond the clouds faisait encore mieux l’année dernière, on avait fini à plus de 12 000 exemplaires du premier tome vendus sur la première année !
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mars 30, 2020
Tanjiro KamadoUn petit mot sur le numérique peut-être ? Le développement d’applications du type Manga Plus (qui publie Act-Age, Jujutsu Kaisen ou Heart Gear quand même)est sûrement l’avenir du marché. C’est en anglais, en espagnol mais pas en français. Pourquoi ce retard ? Est-ce possible de proposer de la prépublication en simultané ? De développer des catalogues numériques ?
Franchement c’était la partie qui m’aurait le plus intéressé et où il aurait été passionnant (et rare) d’avoir l’avis d’un éditeur sans langue de bois. -
mars 31, 2020
Zenitsu AgatsumaJe ne suis pas Ahmed, mais bon Pour le numérique/Mangaplus, je pense que c’est surtout une question de business et à voir avec Shueisha en soi-même. J’ignore pour l’Amérique du Sud, mais encore une fois aux USA, Viz media (SHueisha/Shougakukan) a le le quasi monopole des titres de ces éditeurs donc pas trop étonnant qu’ils fassent un peu ce qu’ils « veulent ». D’ailleurs, même Mangaplus n’est pas une offre si « complète » que ça par rapport à l’offre « Jump vault » de Viz aux USA (mais je ne me rappelle plus exactement des détails).
La multiplicité des éditeurs en France (comme en Italie où je vis) doit faire que le principe est un peu différent car bon Kazé (VIZ media) n’est pas seule et même si on a bien compris qu’il se réserve de plus en plus certains titres (comme l’a insinué Ahmed dans une des interviews), ils n’en sont pas encore à faire ce qu’ils veulent. Cela finira peut être par arriver mais je pense pour l’instant que c’est une sorte de compromis de « gentleman ».
Ceci dit, dans un un podcast sur le manga, Ahmed avait abordé le fait qu’avec Jujutsu Kaisen et Heart gear, ils pourraient avoir une idée de l’impact de « Mangaplus » sur leurs ventes.
* Bon, on attend l’avis d’Inosuke maintenant ; )
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avril 1, 2020
Tanjiro KamadoOui bien sûr que le morcellement des éditeurs des séries du Jump en France rend beaucoup plus compliquée une initiative comme Manga Plus. Mais ça montre que le suivi des prépublications et la mise en ligne de chapitres sur une base hebdomadaire et à un prix raisonnable (voire gratuit…) est totalement possible. Certains éditeurs proposent déjà du simultrad (par exemple Pika propose de suivre la prépublication de To your eternity, Kana a proposé de suivre Samouraï 8) cependant on est loin d’avoir des offres suffisantes qui collent avec les attentes de nombreux lecteurs.
Je ne parlais donc pas forcément uniquement du Jump, Ki-oon pourrait proposer son propre catalogue avec ses propres séries.Pour l’instant on a une initiative isolée de la Shueisha qui a comme très souvent quelques coups d’avance sur la concurrence mais les autres pourraient suivre (on parle de projets de la Kodansha en coulisse).
Il est tout à fait vrai de noter que la France est un des marchés les plus riches du monde en terme de mangas et que les éditeurs font du très bon travail dans l’ensemble. Mais ça paraît clair aussi qu’ils ont plusieurs trains de retard dans le domaine du numérique et que leurs propositions ne s’alignent pas avec les attentes d’énormément de lecteurs.
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avril 3, 2020
KpannouBonjour Tanjiro Kamado, Zenitsu Agatsuma,
Suite à vos échanges j’ai redécouvert le site manga cast qui est très complet avec de belles interviews d’auteurs et d’éditeurs.
Dans le cadre du marché français, le numérique serait-il vraiment pertinent ? J’aime avant tout le livre imprimé, et même si le niveau des éditeurs de bande dessinée a nettement évolué grâce en partie à l’exigence des indépendants (exemple en date le travail fait sur les Tezuka chez Delcourt on peut remercier Cornélius), la qualité d’impression est souvent bien en-dessous des standards japonais (l’impression en noir de Blue Giants ne fait pas honneur aux nuances des valeurs réalisées par l’auteur, le choix du papier de couverture est basique ce qui n’est pas le cas de la version japonaise avec une très belle carte de couv façon passeport). Je vais me permettre de parler d’Akira également qui est chez Glénat, la tranche de chaque volume est imprimée dans une couleur différente au japon, cette technique donne une belle touche à l’ouvrage, j’ai longtemps hésité à me procurer la version française tant la version japonaise est pop. Le numérique est à un prix élevé, en tant que lecteur et notamment dans le secteur de la bande dessinée, ne devrions nous pas déjà pousser les éditeurs à nous offrir dans un premier temps une belle fabrication, une belle traduction ? des éditeurs parlent de traduction effectuées en une semaine, cela m’étonne.
Bonne journée à vous
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