Arnaud Plumeri, 10 ans de mangas chez Doki-Doki
Entré chez Bamboo en 2003, Arnaud Plumeri s’occupe de la collection manga lancée par l’éditeur, Doki-Doki, depuis sa création en 2006. En dix ans, son binôme japonophone Sylvain Chollet et lui ont su développer un catalogue varié, parfois surprenant voire (trop) en avance dans certains genres comme le manga gastronomique (Aya la conseillère culinaire). Au fil des années, Doki-Doki a progressivement trouvé sa zone de confort dans l’action, la science-fiction et les univers imaginaires avec des titres remarqués comme Sun-Ken Rock ou le récent Dédale. Sylvain Chollet ayant quitté l’aventure cette année, Arnaud Plumeri est désormais seul maitre à bord : à Japan Expo, nous sommes revenus avec lui sur une décennie d’édition de manga.
Comment définiriez-vous Doki-Doki en 2016 ?
Il y a plusieurs façons de le définir : il y a la ligne éditoriale et le côté humain. Pour moi, c’est un tout. Au niveau de l’éditorial, on est partis de zéro : personne ne nous connaissait, que ce soit en France ou au Japon. Il a donc fallu se faire connaitre. Au début, on a monté notre ligne éditoriale sans repères, en essayant de signer toutes sortes de titres dans des genres différents avant de regarder ce qui prenait. Bien sûr, notre plaisir de lecteur prévalait, parce qu’on ne voulait pas non plus publier des choses dont on ne serait pas fiers. Même si, parfois, certains titres s’avèrent décevants par rapport à ce qu’on imaginait. Mais globalement, c’est fidèle à nos goûts de lecteurs, à Sylvain et moi. Outre cette partie éditoriale, Doki-Doki c’est une partie humaine super importante. Que ce soit au niveau des lecteurs ou au niveau de l’équipe et des réseaux que j’ai pu me créer au fil des dix ans, notamment les traducteurs qui sont super présents. Là, par exemple, ils sont sur notre stand. Ce n’est pas rien. Ils sont contents de rencontrer les lecteurs. Et les lecteurs nous rendent une énergie pas possible. Voilà donc comment définir Doki-Doki : une super aventure humaine au service d’une aventure éditoriale.
Quelle est la position de Doki-Doki par rapport aux autres éditeurs ?
Je pense que chaque éditeur va un peu dire la même chose : on choisit selon nos goûts, etc. Difficile de dire quelque chose d’original. Ce que je pense, c’est qu’on a une collection qui ressemble aux gens qui la font. Et qui ressemble aussi aux lecteurs. Je crois qu’on s’est forgé l’image d’un éditeur proche de ses lecteurs : pour moi, c’est peut-être ce que j’ai le plus envie de retenir. Et donc, qui dit proche de ses lecteurs dit proche des goûts actuels, parce qu’il faut sans arrêt se renouveler. Ce qui ne nous empêche pas de tenter des choses un peu différentes, comme Dédale ou Hawkwood. Parce qu’on a trouvé qu’il y avait là quelque chose à faire connaitre.
Justement, comment choisissez-vous vos titres ?
Ne parlant pas japonais, je me fais entourer. Au bout de dix ans, c’est vrai, j’ai un certain feeling. Rien qu’avec une couverture, des dessins et un pitch, je peux savoir si ça me parle à moi, déjà. Et si ça va parler aux lecteurs. Ça me permet donc déjà une première élimination. Ensuite, on me rédige pas mal de fiches de lecture et je pose des questions à des gens qui ont lu le titre. Enfin, pour me faire une meilleure idée encore, il y a la phase de traduction qui me permet de lire depuis le fichier Word. Après, il y a d’une part ce qu’on trouve – “on”, c’est mon équipe éditoriale et moi –, ce qu’on a détecté dans les magazines, online ou en librairie, et d’autre part ce que les éditeurs et agents japonais nous envoient et nous conseillent. Là, récemment, un auteur a été très satisfait de notre travail et l’éditeur nous a spontanément proposé sa nouvelle série (je ne peux pas dire laquelle), donc ça aide. Et ils savent que ça reste dans notre ligne.
Quel est le titre que vous êtes le plus fier d’avoir publié ?
Mon plus gros coup de coeur personnel est Full Ahead! Coco. Parce que c’est une grande aventure, en 30 volumes certes, mais avec des personnages super attachants. En plus, les histoires de pirates font vibrer mon petit coeur, avec de surcroit des personnages bien construits et une histoire qui se tient, puisque l’auteur savait dès le début où il allait la mener. Donc, ça a fait battre mon petit coeur mais ça l’a aussi brisé puisque la série n’a pas trouvé son public. Pourtant, on avait fait pas mal d’efforts. C’est un titre qu’on a lancé à nos débuts, peut-être que si on lançait ce genre de truc aujourd’hui, on s’y prendrait mieux. On referait par exemple les couvertures pour qu’elles soient plus attractives, on ferait une meilleure communication.
L’éditeur japonais vous aurait laissé relooker les couvertures ?
Oui, quand on explique notre démarche et qu’on est cohérents, ils nous laissent faire. Après, c’est une histoire de confiance qui s’établit au fil des années. Peut-être qu’ils nous disent non quand on débute et, après, voient qu’on est sérieux et que nos demandes sont sensées.
À l’inverse, y a-t-il un titre que vous regrettez d’avoir sorti ?
Je ne sais pas si j’ai vraiment un regret, mais Les Triplées est une série d’humour très japonais… et je ne me suis rendu compte que très tardivement que ça ne passerait pas en France. Il y avait un trop gros décalage, l’humour ne passait pas. C’est un énorme carton au Japon mais, ici, on a fini avec des ventes à 400 exemplaires et c’est l’une des rares séries que l’on a été obligé d’arrêter. Heureusement, cela date maintenant d’il y a quelques années. Aujourd’hui, je ne me pencherais plus sur ce genre de série.
Quels ont été les plus grand défis pour Doki Doki ?
Pour moi, le premier défi est déjà d’avoir tenu dix ans. Parce que le marché du manga en France est super concurrentiel et qu’on ne partait pas avec de gros moyens, même si Bamboo était derrière nous. Il faut savoir qu’au bout de quatre ans, la collection a failli s’arrêter parce qu’on était très déficitaires. Il a fallu essayer de rationaliser certaines choses, de reconsidérer des choix éditoriaux plus risqués. Par exemple, le manga culinaire : on en a sorti plusieurs, mais aucun n’a marché. En tout cas, moi, mon parcours est aussi bien celui d’un directeur éditorial que d’un gestionnaire. J’ai toujours le nez dans les chiffres de vente, la rentabilité, les coûts, il n’y a pas seulement le plaisir de lecture. Essayer de concilier le plaisir de lecture et l’efficacité commerciale, c’est ça le plus grand défi. Et ce n’est pas toujours évident.
Diriez-vous que Doki-Doki explore certains genres voire certaines niches précises ? Il semble notamment que vous affectionnez ce qui tourne autour du jeu vidéo (sans rester dans de simples adaptations de licences), à l’image de Dédale et des deux séries Tokyo Toybox.
D’une façon plus large, je dirais qu’on a toujours eu une attirance pour le fantastique. Ça vient de mes goûts personnels, je préfère lire une histoire qui se passe dans un monde inventé ou parallèle ou nôtre, plutôt qu’un truc sur notre quotidien parce que je le trouve suffisamment dur comme ça. À moins que ce soit vraiment bien fait : on ne va pas cracher sur un Monster par exemple ! Mais sinon, ça reste assez rarissime. Je dirais qu’on a une ligne éditoriale qui s’est petit à petit orientée vers deux choses : le fantastique, la fantasy et la SF d’un côté, et l’action de l’autre, avec Sun-Ken Rock en figure de proue. Après, on a aussi de l’historique par exemple.
Pourtant, Tokyo Toybox ou Vamos là traitent du quotidien.
Pour moi ce sont des séries qui datent un peu, maintenant. Ce n’est plus trop ce qu’on a signé. On a Mr. Nobody [ci-contre], qui est un polar, mais nos nouvelles séries sont plutôt à la Dédale, je dirais, avec une ouverture vers l’imagination.
S’il fallait retenir une seule chose de ces dix ans, quelle serait-elle ?
Je pense que la venue de Boichi, l’année dernière à Japan Expo, a pas mal symbolisé les dix ans. Cela a cristallisé plein d’énergie autour de la venue de notre auteur vedette, créé une effervescence de dingue avec tous les fans et les journalistes. On sentait que ça bouillonnait, qu’on avait fait quelque chose de fort, et je pense aussi que cela a remis en lumière le fait qu’on en a quand même pas mal bavé pendant dix ans et que l’organisation n’a pas été des plus simples. Mais avec de l’impro et de la bonne volonté, on s’en sort toujours. Et puis, au final on a réussi notre coup puisqu’à la fin du volume 24 de Sun-Ken Rock, l’auteur revient sur son périple en France. Et on se retrouve sur le rabat de la jaquette du manga ! C’est quand même énorme !
Auriez-vous imaginé cela il y a dix ans ?
Ah non, pas du tout… Moi, en fait, j’étais un lecteur de manga relativement modeste, j’étais davantage connaisseur du milieu de la bande dessinée et je me suis rendu compte que c’était vraiment très différent, qu’il y avait des codes et des façons de communiquer, des façons de s’y prendre avec les éditeurs japonais. Il faut s’adapter, ce sont d’autres façons de bosser. Tout cela s’est appris en dix ans. Alors, on a encore du chemin – et heureusement, parce que sinon ça serait vraiment lassant – mais voilà, c’est un sacré bout de route.
Pourquoi vous êtes-vous orienté vers l’édition de manga, du coup ?
Parce qu’en fait, à la base, je suis lecteur de tous types de bandes dessinées, que ce soit du franco-belge, du comics ou du manga. J’avais même plutôt une préférence pour le comics, par ma culture – génération Strange et compagnie. Le manga, comme beaucoup de quadras, j’ai commencé avec Akira, Gunnm, Dragon Ball, des titres comme ça. Ce qui me plaisait, c’était la création d’une collection chez Bamboo. C’est quand même pas rien. Donc, s’y associer était l’opportunité d’apprendre plein de choses et de mettre sa patte sur quelque chose qu’on a créé de toutes pièces. Ce n’est pas donné à beaucoup de gens dans les maisons d’édition, donc j’ai sauté sur l’opportunité. Et puis, pourquoi le manga… Parce que je me suis rendu compte que c’était un milieu hyper riche, bouillonnant d’énergie. Il n’y a qu’à voir à quel point les lecteurs sont sympas. Ils nous font des compliments et ce n’est pas du tout pareil dans le franco-belge, ils sont beaucoup plus distants (je ne dis pas que c’est toujours le cas). Le manga, c’est quand même un état d’esprit bien à part.
Vous parlez des salons ?
Oui, sur le franco-belge, j’ai fait pas mal de salons. Il m’est déjà arrivé de voir des collectionneurs pousser des enfants pour avoir leur dédicace d’un auteur ! Alors qu’à Japan Expo, je vois les gens faire la queue avec leur bouquin, alors qu’ils pourraient se sauver avec ! En fait, j’ai l’impression qu’ils sont un peu à l’image des histoires japonaises qu’ils lisent, où les japonais sont respectueux. Les lecteurs sont très proches des codes japonais : être poli, respectueux, attendre son tour. Je ne dis pas qu’ils le sont tous mais globalement, c’est comme ça que je le ressens.
Quel est l’âge moyen du lecteur de Doki-Doki ?
Je dirais une vingtaine d’années. On est entre 15 et 25 et ça peut aller jusqu’à 35. C’est confirmé par les stats Facebook (rires). On n’a pas un public jeune parce qu’on est surtout sur du seinen, souvent d’action ou avec parfois un peu d’ecchi.
Quels changements avez-vous observés dans le marché du manga francophone, depuis vos débuts ?
J’ai surtout vu du changement au niveau de la concurrence entre éditeurs français. C’est de plus en plus agressif, à mon avis. Maintenant, très souvent, il faut faire une offre sur un titre dès le premier volume. On n’a pas le temps de savoir comment l’histoire va tourner. C’est pour ça que je dis qu’on est parfois déçus, parce qu’on peut avoir un super volume 1 et une suite décevante, ou une série qui s’arrête très vite. Mais la compétition est telle qu’il faut faire une offre très vite, sinon le titre qu’on a repéré nous passe sous le nez.
Les Six Destinées, à paraitre en septembre, est un titre qui ne comporte encore que trois volumes au Japon. C’est typiquement un pari, donc, un titre qui a été acheté très tôt ?
Oui ! En fait, on a de très bonnes relations avec l’éditeur en question, Media Factory. Là, on a notamment sorti Rising of the Shield Hero qui a très bien démarré, puisqu’on vient de le réimprimer. Comme ils sont très contents de notre travail, cela nous permet d’avoir des infos en avant-première. Même quand un titre n’est pas encore sorti, il n’est pas rare qu’on reçoive des PDF.
Y a-t-il des titres que vous auriez vraiment aimé sortir et qui se sont retrouvés chez d’autres éditeurs?
Oui, ça arrive ! En général, je n’ai pas de regrets parce que je me dis que ça fait partie du jeu et qu’on a sans doute sorti des titres que voulaient d’autres éditeurs. Celui que j’aurais vraiment voulu sortir, c’est Arte. On était dessus mais après… bravo Sam [des éditions Komikku, ndlr], tu l’as eu !
Pour le coup, on n’est pas non plus dans un univers de fantasy.
Non, mais ça peut s’en rapprocher, dans un genre différent. On voulait tester le manga historique et Arte nous aurait permis d’être une première porte d’entrée, pour embrayer après vers Hawkwood. Et puis en plus c’est beau !
D’autres séries à évoquer, éventuellement ?
Il faut que je cite des titres ? (rires) Que puis-je dire… Évidemment, on voulait tous les titres de Boichi qui sont sortis chez Glénat et Kaze. Pour diverses raisons, ça n’a pas pu se faire. Notamment ceux qui sont sortis chez Shueisha, avec qui on ne bossait pas encore. J’ai fait une offre sur Re:Monster, parce qu’il y avait pour moi une filiation entre Rising of the Shield Hero et Re:Monster, mais c’était trop tard. Et puis d’autres titres Komikku, Ki-oon ou Soleil… [On n’en apprendra pas plus !] Mais mon but, aussi, est de passer à autre chose à chaque fois. Mieux vaut me concentrer sur ce que j’ai eu plutôt que sur les regrets de ce que j’ai raté.
En laissant les achats de licences de côté, comment se passent les relations entre éditeurs ?
Alors, c’est là que c’est paradoxal. Avec la plupart, on a d’excellentes relations, on est quasiment tous de la même génération et on a les mêmes goûts. Très souvent, il m’arrive d’appeler untel ou untel pour échanger – “combien tu paies là-dessus ?”, “par qui tu passes pour imprimer ?” – et on se renvoient l’ascenseur mutuellement. En fait, la concurrence est saine et loyale : on ne se fait pas de crasses, on ne se met pas de bâtons dans les roues. Je ne pense pas qu’on aille cracher sur l’autre dans son dos.
Pour en revenir aux changements du marché, quelles tendances avez-vous observées du côté des genres porteurs ?
Les tendances, ça va et ça vient. On a vu qu’il y a eu beaucoup de survivals, à un moment (et ça continue), jusqu’à finir par lasser. Mais avec Dédale, un survival positif et différent, le genre n’est peut-être pas fini. Au niveau des tendances, on sait que pour les séries longues, c’était déjà compliqué avant. Mais là, ça l’est encore plus. C’est pour ça qu’en général, on ne signe pas des séries qui en sont à 30 volumes au Japon, comme on a pu le faire à nos débuts. Même si elles peuvent être très bien. Parce qu’on sait que les lecteurs n’ont ni les moyens ni forcément l’attention de savoir tout ce qui sort. Il y a une telle offre qu’il faut réussir à les accrocher et je ne suis pas sûr que ce soit le cas en disant qu’il y a 30 volumes. À moins, vraiment, d’avoir un blockbuster de folie qu’ils attendent depuis des années, c’est compliqué.
Il n’y en a plus beaucoup.
Non. Et puis de toute façon, ce que je remarque chez les éditeurs français est qu’à l’image du Japon, les séries se terminent de plus en plus prématurément. Ce n’est pas rare, maintenant, de voir des séries qui se terminent en trois, quatre ou cinq volumes. Au Japon, ils ne sont pas à l’abri que des séries ne rencontrent pas le succès. Du coup, ils doivent les arrêter et cela se répercute donc sur le catalogue des éditeurs français.
Comment voyez-vous les dix prochaines années pour Doki-Doki ?
Houlà ! Alors, dans dix ans j’aurai sans doute un déambulateur, vu qu’à chaque Japan Expo je prends dix ans (rires). J’espère qu’on aura bien grandi. Ce qui est compliqué, avec le manga, c’est qu’on ne sait pas vraiment quelle est notre durée de vie. Je pense que même les plus gros éditeurs ont du mal, parce qu’il faut sans arrêt se remettre en question. Je pense que des éditeurs comme Kana, qui était numéro un il y a dix ans, ou en tout cas très proche, avec Naruto, ont vu arriver des Kurokawa, des Ki-oon… et que des séries Shueisha partaient ailleurs, par exemple. Donc qu’il faut se battre. Reste aussi une question : dans dix ans, est-ce que les éditeurs japonais travailleront directement avec la France ? Comme a pu le faire Shueisha qui a acheté Kaze… Il y a des choses dans l’air qui vont dans ce sens-là. Les éditeurs français qui veulent perdurer ont pour stratégie de créer eux-mêmes leurs propres séries. C’est quelque chose qu’on a aussi dans la tête et j’espère qu’on aura réalisé nos propres titres.
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