Bartleby, le scribe
Wall Street, milieu du XIXe siècle, un nouveau commis aux écritures, le scribe Bartleby, est embauché dans une étude notariale aux murs gris. Efficace et silencieux, il donne toute satisfaction à son employeur, le narrateur. Un jour, pourtant, alors que ce dernier le sollicite pour une tâche simple, Bartleby lâche son célèbre : « je préfèrerais pas » (traduction de l’intraduisible « I would prefer not to »). C’est le début de la descente aux enfers pour Bartleby et ceux qui travaillent avec lui. S’enfonçant dans le refus de travailler, de rentrer chez lui, de vivre au fond, il ébranle profondément le narrateur en incarnant le libre arbitre jusqu’à la mort.
Chacun a son Bartleby, celui de José-Luis Munuera, illustrateur et scénariste de nombreux succès (Zorglub, Les Campbell), est un jeune homme long et fin, au beau visage triste. Il évolue dans les décors soignés d’un New York construit comme un château de carte émergeant d’un smog jaunâtre. Les corps et les visages sont très expressifs, reprenant les codes de la BD franco-belge classique, mais les personnages sont fatigués, alourdis du poids de la civilisation dans laquelle ils évoluent.
Bartleby est l’absolue solitude, un refus du monde qui travaille profondément les écrivains : Philippe Delerm y a consacré un essai et signe la préface de l’album ; Daniel Pennac, qui a beaucoup lu le texte en public, vient de publier un Bartleby mon frère qui mêle les deux grands fantômes de sa vie. José Luis Munuera s’éloigne quant à lui de l’absurde du roman originel et politise le sujet : il place des extraits de la Désobéissance civile de Thoreau dans la bouche d’un personnage et adjoint à l’album un pamphlet anticapitaliste du sociologue Alex Romero. Bartleby devient chez Munuera un germe de l’opposition au capitalisme de Wall Street, au terme d’une démonstration un peu trop appuyée. Plus intéressante est la place laissée par l’auteur au narrateur, notaire efficace et policé qui se laisse absorber par le gouffre Bartleby, et éprouve à travers lui l’effroi devant le manque de sens de son existence. S’efforçant de sauver Bartleby, d’affronter son regard perdu, il s’humanise et donne sens au livre plus efficacement que les exégèses qui y ont été ajoutées.
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