Céline Wagner explore la voie du butô
Un petit poulet raconte la vie d’un homme qui lui a ouvert les portes de la scène d’avant-garde japonaise. Né dans l’indifférence, Kunio est le « onzième gosse » d’une famille pauvre et ordinaire. Univers figé, terreau d’immobilité, prison à ciel ouvert, le quartier d’Akita où il a grandi n’avait rien d’autre à offrir qu’un labeur d’ouvrier agricole. Mais lui savait « qu’il ne serait pas paysan »…
Le Nô et le Kabuki parlent au profane mais le Butô, vous connaissez ? Il s’agit d’une danse née dans l’esprit et le corps de Tatsumi Hijikata (1928-1986), nourrie par le courant expressionniste européen et les « écrivains de l’enfer », de Sade à Lautréamont en passant par Bataille. Céline Wagner (Un héros de notre temps), à travers le destin d’Hijikata qui tente de s’arracher à son foyer pour y revenir puiser l’inspiration, s’interroge ici sur le sens de cette danse, le rapport qu’entretient le corps avec l’espace et le temps, sa force sensible ou conceptuelle dans le contexte d’un Japon marqué par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Mais, prévient l’auteure avec ironie, «les ténèbres de Kunio prétendaient commencer bien plus loin qu’une anecdote nucléaire ».
Immersion dans l’âme d’un homme rebelle à la dignité blessée, Frapper le sol tisse plus qu’une simple biographie, mais bien un récit intimiste bercé par une lente poésie. Le travail sur les mots – de longs récitatifs entre méditation et introspection ou extraits de performances – révèlent une exigence rare. Lourdeur narrative ou pas, chacun se fera son idée. Mais surtout, au-delà de l’intérêt de la réflexion sur la mort, les schémas aliénants ou l’authenticité de l’artiste, c’est le dessin pictural qui vient sublimer un texte déjà léché. La peinture ocre, les couleurs de chair et de sang expriment effroi ou souffrance, montrent des corps à la grâce désarticulée : « La mort est une grande inspiratrice. Elle donne au corps des poses qu’il aurait été incapable de créer avec la vie. »
Les quelques extraits de performance où le grotesque excentrique côtoie l’absurde frappent autant l’esprit du lecteur de maintenant que le spectateur d’après-guerre, stupéfait à l’époque. Céline Wagner emporte donc facilement l’adhésion par son approche littéraire et picturale jamais lourde, tout en donnant envie d’en savoir plus sur le butô et le personnage – plutôt en retrait de son art ici. Beau, vivant et intelligent. Un bel hommage doublé d’un bel exploit quand, a priori, un tel sujet ne séduit pas d’emblée. Bravo!
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Frapper le sol – Tatsumi Hijikata sur la voie du butô.
Par Céline Wagner.
Actes Sud/L’An 2, 23 €, mars 2016.
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