Charles Soule, un avocat dans les comics
Venu aux comics sur le tard après une première carrière d’avocat, Charles Soule est une des signatures qui monte dans l’industrie. Après avoir fait ses armes chez DC sur Swamp Thing ou sur Superman/Wonder Woman, il est depuis passé chez Marvel où il est en charge de nombreux titres (All-New Inhumans, Star Wars : Poe Dameron…). À Angoulême, cette année, pour présenter en compétition sa série plus perso Letter 44 (Glénat), cocréée avec Alberto Jiménez Alburquerque, il nous y a raconté avec beaucoup d’enthousiasme et dans un réjouissant mélange d’anglais et de français (reste de ses cours de lycée), son étonnant parcours professionnel alors qu’il vient de prendre les rênes de Daredevil.
On se trompe ou l’alignement des planètes est idéal en ce moment pour faire de la science-fiction ? Le public semble avoir autant d’appétit pour le space opera à la Star Wars que pour la hard SF à la Seul sur Mars. Or Letter 44 se situe à la jonction des deux…
Oui. Au départ je voulais que Letter 44 tire surtout vers la hard SF. J’ai fait beaucoup de recherches, contacté la NASA, des astronomes… Même si à l’arrivée ce n’est pas parfait, j’ai vraiment fait de mon mieux. Je voulais établir des bases solides et à partir de là seulement, introduire des éléments plus bizarres. Plutôt que de parler d’un âge d’or de la SF, je dirais que c’est la fiction de genre tout entière qui se porte bien. Les séries également vivent un âge d’or. Et les comics connaissent actuellement une sorte de renaissance. On commence enfin à y voir un peu de la variété dans les histoires proposées et les thèmes traités que l’on trouve dans la BD européenne.
C’est cela que vous cherchiez à canaliser en vous associant à un dessinateur espagnol, Alberto Jiménez Alburquerque ?
La façon de raconter des histoires dans la bande dessinée en France, en Italie ou en Espagne, est très particulière. On retrouve souvent 9 à 10 cases par page. De petites cases très précises qui mettent vraiment l’accent sur les émotions des personnages. Quand j’ai imaginé Letter 44, je savais qu’il y aurait beaucoup de scènes requérant un storytelling compliqué, parce que l’un des personnages principaux est le président des États-Unis. C’est un job qui consiste à discuter et prendre des décisions, pas à tirer sur des gens et à donner des coups de poing. J’ai demandé à mon éditeur américain Oni Press de me trouver un dessinateur européen. Et je suis ravi que cela soit Alberto : il a travaillé en France et en Espagne, donc il possède cette expérience-là. Cela a été jusqu’ici une merveilleuse collaboration. Et nous voilà aujourd’hui en sélection officielle à Angoulême…
Intrinsèquement, Letter 44 reste une série ultra-américaine, ne serait-ce que de par son héros. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce personnage de président ?
Blades est inspiré, et je pense que cela se voit, du président Obama. Les présidents ont une psychologie étrange, ils sont fascinants. Dans les comics, les personnages qui disent « Je veux diriger le monde » sont les super-vilains, or c’est ce que clament tous les candidats à la présidence quand ils font campagne. Avec Letter 44, je voulais combiner la politique avec une deuxième chose qui me fascine : l’espace. J’ai commencé à réfléchir à la série en 2010, c’était la dernière mission pour la navette spatiale américaine. J’étais vraiment triste. J’adore la NASA et les astronautes. Ce sont des génies, des gens incroyablement courageux : ce sont eux les superhéros de la vraie vie…
Letter 44 est aussi très américain dans sa narration, qui fait songer à celle des séries télé US d’aujourd’hui. Est-ce quelque chose dont vous avez conscience ?
Quand on regarde les grosses séries récentes, les Game of Thrones, les House of Cards, elles ont souvent beaucoup de personnages et beaucoup d’intrigues, entre lesquels elles font des allers-retours incessants… Elles ont toutes l’air très réfléchi, très planifié et c’est ce que j’essaie de faire avec Letter 44. Donc je trouve, oui, que ça ressemble à une série TV. D’ailleurs, ç’en sera peut-être une un jour. Je dis bien peut-être. Je n’en sais rien. C’est assez amusant de voir cette petite idée suivre son chemin et susciter autant de réactions.
Vous êtes encore très jeune dans le métier, puisque dans une première vie vous étiez avocat. D’ailleurs, vous n’avez pas tout à fait cessé de pratiquer, si ?
Non, je continue. Après l’école de droit à New York, j’ai commencé à travailler pour une grosse firme d’avocats, puis au bout de quelques années, j’ai réalisé que je voulais me consacrer en partie à une activité plus créative. J’ai commencé à songer à me lancer dans les comics, à écrire des romans, en 2004. Il m’a fallu cinq ans ensuite, pour que cela se concrétise avec Strongman, ma première incursion dans les comics, puis encore quatre ans pour faire Swamp Thing. Soit en tout, presque dix ans pour me faire un nom. Ce n’est que tout dernièrement que ça a vraiment explosé pour moi dans les comics. Et en fait, j’ai essayé de mettre fin à mes activités d’avocat mais bon, ça fait 15 ans que je fais ce métier, j’ai une boîte, je me débrouille bien, d’anciens clients m’appellent à l’aide. C’est plus dur d’arrêter que je le pensais.
En fait, vous êtes Matt Murdock en vrai ! C’était malin de la part de Marvel de vous confier les rênes de Daredevil…
Ça, on verra [rires]. À l’heure où nous parlons, seulement trois épisodes sont sortis.
En tout cas, vous êtes le spécialiste des personnages d’avocats dans l’univers Marvel puisque vous avez aussi écrit pour Miss Hulk. Comment les nourrissez-vous de votre propre expérience ?
Le fils de Fatalis n’est jamais venu me voir pour que je le représente et je ne me bats pas contre des robots dans la vraie vie, mais des choses plus quotidiennes comme payer le loyer, trouver de nouveaux clients, gérer ses relations avec les autres avocats, me sont familières. Miss Hulk travaille dans le même immeuble de bureaux que moi à Dumbo [NDLR : un quartier de Brooklyn]. C’est très important pour moi de donner à tout ce que j’écris une certaine authenticité.
C’est quoi la différence entre écrire Letter 44 chez un petit éditeur comme Oni Press et écrire pour les majors Marvel ou DC ?
Dans Letter 44, tous les choix m’appartiennent. C’est bien, mais la contrepartie c’est que je dois fédérer par moi-même toute la bonne volonté des lecteurs. Quand j’écris par exemple La Mort de Wolverine, je peux m’appuyer sur le fait que les gens lisent et aiment les aventures de ce personnage depuis 40 ans. Il y a davantage de règles, de choses que tu ne peux pas faire dans une publication Marvel mais tu bénéficies aussi de tout ce passif. Que tu écrives pour l’un ou l’autre de ces éditeurs, chacun a ses avantages et ses inconvénients.
L’avenir pour vous, ces prochains mois, c’est de naviguer encore entre les deux ?
Nous allons finir Letter 44 : j’ai écrit l’épisode 27 et nous irons jusqu’au 35. Dans un peu moins d’un an, ce sera terminé. Il y aura alors six volumes. Chez Marvel, plein de choses m’attendent, notamment Poe Dameron et Obi Wan et Anakin. C’est génial d’écrire ces deux titres l’année de la sortie de Star Wars VII. Mais c’est aussi assez délicat. Je ne veux pas décevoir sur ces personnages. Marvel non plus. La pression est énorme.
Propos recueillis et traduits par Guillaume Regourd
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Letter 44.
Par Alberto Jiménez Alburquerque et Charles Soule.
Tome 3 à paraître le 13 avril 2016. Glénat Comics, 16,95 €.
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