Chroniques étudiantes – partenariat BoDoï/Université Paris-5 (1/4)
BoDoï et une enseignante de la licence professionnelle « Métiers de l’édition – spécialité métiers de l’édition, des bibliothèques et du commerce du livre » de l’université Paris-5 Descartes (IUT) ont proposé à une trentaine d’étudiants de se prêter au jeu de la critique de bandes dessinées. Dans une liste pré-définie de 40 titres récents, ils ont pioché et rédigé une critique dans un format proche de celles publiées sur BoDoï (court, précis, argumenté). Ils étaient évalués sur leur style, la grammaire et l’orthographe, leur culture littéraire, la pertinence de leur prescription et leur niveau d’analyse de l’oeuvre. Nous vous présentons ici, dans quatre articles publiés chaque jeudi, les douze meilleures chroniques (légèrement corrigées).
Elmer
Par Gerry Alanguilan. Ça et là.
Dans un monde où se côtoient des humains et des poulets – seuls animaux dans cet univers à être pourvus d’une conscience – le gallinacé Jack Gallo mène une vie lasse et sans but. À la mort de son père, il hérite d’un étrange cahier où est contée toute l’histoire de ses semblables et entrevoit une atroce vérité : sa « race » a longtemps été massacrée. Plusieurs parallèles viennent à l’esprit, comme celui de la Shoah (dans la lignée de Maus d’Art Spiegelman) ou l’Apartheid, mais plus généralement toutes les discriminations de l’Histoire.
Le récit est adroitement structuré par plusieurs flash-backs, indirectement contés par le défunt père de Jack, et la trame narrative se densifie à mesure des planches pour basculer dans l’horreur. Le personnage de Jack, anti-héros, apporte des bouffées comiques à l’ensemble tout en restant subtil et anecdotique. Bien que le sujet soit propice aux divagations, Gerry Alanguilan reste simple dans ses propos et demeure proche du ressenti de chaque individu. Quant au dessin, celui-ci est réaliste et travaillé. Les habiletés d’architecte d’Alanguilan – sa formation de base – transparaissent : le détail des traits offre un mélange abouti et harmonieux entre manga et gravure.
Ce one-shot, véritable pépite, est la première parution française pour le Philippin Gerry Alanguilan, qui n’en est pas à ses premières planches à l’extérieur de ses frontières : il s’est démarqué dans son pays avec des comics comme Wasted ou encore Crest Hutt Butt Shop, mais a également collaboré avec des comics américains en tant qu’encreur.
Anabelle Barbosa
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Scott Pilgrim #1 : Precious little world
Par Bryan Lee O’Malley. Milady Graphics.
Le phénomène geek de 2010, est intégralement disponible en version papier pour les technophiles modérés. Rentrez dans la petite vie de Scott Pilgrim, étudiant de vingt ans, bassiste moyen, fan de jeux vidéo, sortant avec une lycéenne, tombant en amour pour une jeune femme qui fait du roller dans ses rêves : la mystérieuse Ramona. Mais après une rencontre concluante, il découvre que cette fille aux cheveux multicolores a une face d’ombre. Notamment sept ex-petits amis maléfiques – avec ce que cela comporte de super-pouvoirs – qu’il lui faudra combattre jusqu’à la mort…
Sur une base aussi peu convaincante, l’auteur va pourtant construire un petit bijou de l’humour absurde new generation. À la fois empli de références tout en étant parfaitement compréhensible pour le néophyte, le premier volume pose un univers riche, très drôle, tout en réussissant à développer une véritable romance intelligente. Le dessin étonnant de Lee O’Malley peut rebuter, mais pour peu que l’on s’y penche on ne peut qu’y adhérer. Il s’agit d’un des rares auteurs à avoir vraiment su digérer l’influence du manga sans chercher à en singer les tics graphiques, mais bien en intégrant ce qui constitue réellement son originalité : une narration fluide sur un grand nombre de planches et une mise en page centrée sur le mouvement comportant peu de cases.
À un rythme effréné, les éléments s’enchaînent, empruntant un peu partout pour créer une œuvre totalement libre et originale. Une fois ce premier volume dévoré, il est impossible d’en rester là, et le lecteur courra découvrir les cinq autres volumes. Et ceux qui ne seront pas rassasiés pourront se reporter au film d’Edgar Wright (co-scénariste du Tintin de Spielberg), une véritable rareté tant il réussit la parfaite fusion entre un grand respect de l’œuvre originale et une réelle adaptation avec ce que cela comporte de suppressions et d’ajouts. La participation active de Brian Lee O’Malley au film n’y est sans doute pas pour rien… En bande dessinée, au cinéma, voire en jeu vidéo, Scott Pilgrim est assurément la première grande histoire d’amour et d’aventure du XXIe siècle !
Maël Rannou
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Julia et Roem,
Par Enki Bilal. Casterman.
Enki Bilal a encore frappé. Tout se passe ici dans un monde post-apocalyptique. Après le Coup de Sang, un dérèglement climatique brutal qui a laissé une Terre dévastée, subsistent quelques humains. Lawrence, un ancien « aumônier militaire multi confessionnel », fait figure de chef d’orchestre. Il rencontre Merkt et Roem, puis les habitants d’un hôtel fantomatique aux odeurs de pétrole, parmi lesquels l’envoutante Julia.
Leur destin à tous s’articule autour de l’amour naissant entre Roem et Julia, dans un hommage non dissimulé au Roméo et Juliette de Shakespeare. Si cette réécriture intrigue et surprend dans les premiers tournants où elle se dessine, l’allusion devient vite récurrente et peu subtile. Roem/Roméo et Julia/Juliette, fous l’un de l’autre, récitent sans le vouloir des vers entiers empruntés à la pièce d’origine… Mais ce qui fonctionne le mieux, c’est cette atmosphère bien « bilalienne », où les personnages sont mis en scène au milieu de beaux décors, vides et bruts. Le dessin au pastel gras, avec des contours rehaussés de blanc sur papier coloré, est saisissant de brutalité, de douleur. Et cette atmosphère sombre est mise en valeur par des cases grand format où de sombres paysages se dessinent inlassablement.
Si cet album – dont l’intrigue naît et prend fin dans un seul volume – est intéressant, c’est qu’il s’inscrit dans une trilogie, imaginée par Bilal, sur le sort de l’humanité terrienne. Le premier volet, Animalz, plantait le décor : l’apocalypse sur terre. Avec ce deuxième opus, on ressent très fort une réflexion sur l’humanité, sur l’avenir de la planète. Ces questions très actuelles, mises en scènes dans un monde du futur, sont fédérées par la trame d’une romance intemporelle…
Enki Bilal ne joue donc pas qu’avec ses crayons, il joue avec le temps.
Alice Turner
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