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Comment entrer dans la tête de Sherlock Holmes

20 janvier 2020 |

sherlock-dahan-lieron-photoAvec L’Affaire du ticket scandaleux, premier volet de leur série Dans la tête de Sherlock Holmes (Ankama), le scénariste Cyril Liéron (à droite sur la photo) et le dessinateur et co-scénariste Benoît Dahan (à gauche) ont pris dans leur filet plus de 40 000 lecteurs. Même les plus puristes des fans de Sherlock Holmes ont salué l’authenticité qui se dégage de cette histoire inédite inspirée du célèbre détective de Sir Arthur Conan Doyle. Une couverture découpée intrigante, une mise en scène originale qui invite à suivre un fil rouge, des références pointues glissées dans toutes les pages, un dessin qui s’inspire des journaux du XIXe siècle… Voilà quelques-uns des ingrédients qui expliquent le succès de cette première partie du dyptique. La seconde est espérée pour la fin de l’année 2020, et un tome 3 indépendant est d’ores et déjà annoncé. Le début d’une saga, en lice pour le Fauve polar SNCF au prochain Festival d’Angoulême. Rencontre avec les deux auteurs, à Quai des Bulles, entre deux séries de dédicaces… sur ticket, bien sûr !

Comment se lance-t-on dans un scénario inédit de Sherlock Holmes : avec ou sans complexes ?

Cyril Liéron : Nous avons travaillé tous les deux au scénario. C’est Benoît qui, en 2013, a eu l’idée d’entrer dans la tête de Sherlock Holmes et d’insérer les éléments de langage présents dans les romans pour les transcrire graphiquement en bande dessinée. Typiquement, la mansarde, le fil rouge, etc. Tout le propos de la BD était de changer de point de vue, que ce ne soit pas Watson le narrateur, mais qu’on rentre dans la tête du détective.

Benoît Dahan : Cela fait très longtemps – nous sommes amis depuis le lycée ! – qu’on voulait faire quelque chose avec Sherlock Holmes. Mais il fallait trouver un angle de vue original pour justifier un tel projet, parce qu’il y en a déjà tellement!

sherlock-enqueteC.L. : Si on a choisi Sherlock Holmes, c’est qu’on est amoureux du personnage, de l’ambiance de l’époque. Et avec le dessin de Benoît, rendre hommage à Peter Cushing, qui est pour nous l’acteur emblématique parmi ceux ayant incarné le détective de Conan Doyle. Même si d’autres sont très bien, comme Benedict Cumberbatch ou Jeremy Brett. J’avais 12 ans quand j’ai découvert Sherlock Holmes grâce au film avec Peter Cushing et Christopher Lee. Et il y a un autre film qui a été important, notamment pour Benoît, dans les années 1980 : Le Secret de la pyramide.

B.D. : En anglais, c’est Young Sherlock Holmes. C’est vraiment génial, il faut le voir si on aime Sherlock Holmes ! C’est très fidèle et à la fois cela prend une liberté car les personnages sont des adolescents et c’est à ce moment-là qu’ils se rencontrent. Mais tout le reste respecte l’univers de Conan Doyle. C’est ce qui m’a fait aimer Sherlock Holmes quand j’avais dix ans. Ensuite, mon frère m’a fait découvrir les romans, mais j’ai vraiment commencé à les lire vers 18 ans. Et maintenant je suis en perfusion permanente, car même pendant que je dessine, je les ai en livres audio, en français, en anglais… Il n’y a que soixante histoires finalement.

Pourquoi n’avoir pas choisi d’adapter une enquête existante ?

C.L. : C’était hyper important pour nous de ne pas trahir l’esprit de Conan Doyle, mais cela nous amusait aussi beaucoup d’inventer notre propre enquête. Et que les lecteurs holmésiens, ceux qui aiment vraiment le personnage, soient aussi surpris par une nouvelle enquête bien ficelée dont ils ne connaîtraient pas la fin.

B.D. : D’ailleurs, le fait qu’on soit respectueux de tous les canons holmésiens visuellement, dans les comportements, et même dans les événements – sur la datation des affaires – a séduit la Société Sherlock Holmes de France. Cela nous a fait très plaisir car ses membres sont très exigeants sur les détails. Notre album plaît aussi bien à des gens qui ne connaissent pas du tout Sherlock Holmes – la cerise sur le gâteau étant de leur donner envie de lire les livres après –, et aussi à ceux qui connaissent bien l’univers du détective. Ceux-là peuvent trouver plein de petites références. Par exemple, il faut bien observer la double page du laboratoire avec tous les pots qui sont sur les étagères : il y a des références à des affaires passées !

C.L. : Même sur la page de garde, les connaisseurs pourront observer un petit clin d’oeil dans une poubelle…

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Qu’est-ce qui a été le plus compliqué, dans la réalisation graphique ?

B.D. : Le fait de faire des mises en page déstructurées, presque sur-mesure pour chaque scène. Ce sont des procédés que j’avais déjà travaillé sur ma série polar fantastique, Psycho-investigateur (Petit à Petit), notamment la transparence du papier, le fait de recourber une page, ou même la découpe dans la couverture. Ce n’est pas pour faire gadget, bien sûr, c’est vraiment que le thème s’y prête ! Pendant nos séances de brainstorming sur le scénario, avec Cyril, il n’est pas rare qu’il y ait déjà des idées visuelles qui germent, pendant qu’on écrit une scène ou les dialogues. Je fais alors des petits crobards à côté. Sinon, je fais ça tout seul chez moi et je montre mes idées ensuite à Cyril. Mais en gros, le principe est qu’à chaque fois qu’on tourne la page, on a un visuel qui s’impose de suite, un peu comme une affiche vue de loin, et qu’ensuite on rentre dans la lecture plus dans le détail. On avait un peu peur au départ que dans certaines scènes, les gens trouvent ça compliqué visuellement, mais en fait on a eu beaucoup de retours qui nous confirment que ça coule tout seul, qu’il suffit de se laisser guider !

sherlock-filC.L. : Beaucoup de lecteurs nous disent aussi qu’ils ont lu l’album deux ou trois fois, pour bien apprécier tous les détails. Quand on voit le temps que passe Benoît sur les dessins – des centaines d’heures de travail ! – avoir une BD qui se lit en dix minutes, ça fait un peu mal au ventre, on ne va pas se le cacher ! Donc quand les lecteurs nous disent qu’ils ont aimé, qu’ils y reviennent pour découvrir des choses, c’est très gratifiant pour nous.

Pourquoi un tel souci du détail dans les dessins ?

B.D. : Pour rendre l’atmosphère de l’époque victorienne, on ne peut pas aller à l’économie. Tout est chargé, le moindre objet du quotidien était orné de gravures et de bas-reliefs. C’est limite baroque rococo ! Pour rendre cette atmosphère, on ne peut pas faire quelque chose d’épuré. Or l’ambiance est quelque chose de crucial. Bien sûr, le scénario est primordial : je ne vais pas passer un an de ma vie à dessiner une mauvaise histoire. Mais l’ambiance est tout aussi importante, car c’est ce qui va faire qu’on va rentrer dans le bouquin. Donc on ne s’épargne aucun détail, comme le papier jauni qui a pris l’humidité… Je voulais que le côté graphique ressemble aux gravures de l’époque, même si les visages sont plus caricaturaux évidemment. L’idée était de donner presque l’impression qu’on ouvre un vieux bouquin, avec l’encrage style gravure. C’est là où je me fais du mal : au poignet surtout, et j’ai aussi une bosse de l’écrivain assez impressionnante. D’ailleurs je suis en train d’en développer deux autres… tout le monde n’a pas cette chance ! Mais en même temps ça m’amuse.

Pour la fabrication du livre, il a fallu anticiper le coût de ces effets graphiques… vous aviez un budget illimité ?

B.D. : En amont, nous avons pensé à des idées sur la forme qui ne demandent pas un budget supplémentaire, à l’exception de la tête de Sherlock découpée dans la couverture. L’effet papier jauni est juste un calque sur Photoshop, ce n’est pas un papier spécial ! On a seulement fait le choix d’un papier offset mat pour ne pas avoir un côté papier glacé qui flinguerait le côté victorien. Quand on se creuse la tête, on parvient à trouver des astuces ludiques mais qui ne coûtent rien, comme de retourner une page ou regarder par transparence.

C.L. : On a joué avec le médium pour l’aborder d’une façon un peu différente. Autant d’un point de vue de la structure, pour Benoît, quand il reprend des éléments de décor qui peuvent l’influencer sur la mise en page, autant dans notre façon de faire interagir le lecteur, à faible dose – il n’y a que trois effets dans l’album. Les gens qu’on rencontre nous disent avoir adoré ça. Cela se fait beaucoup en livres pour enfants, mais très peu en BD.

B.D. : On a voulu aussi limiter cette interaction pour éviter que cela devienne un livre-jeu. Le but est que ça reste une histoire qu’on lit normalement, avec un petit côté ludique en plus.

sherlock-carteOn trouve pas mal de cartes de Londres dans l’album, elles viennent d’archives ou sont imaginaires ?

B.D. : J’adore me documenter, donc je dois me freiner… J’ai pas mal de vieilles cartes d’époque. Dans les deux que j’ai utilisées dans ce premier tome, il y a une qui date de 1897, que j’ai numérisée en haute définition (je triche donc un petit peu car l’histoire se passe en 1890). J’ai aussi beaucoup de gravures anciennes en déco dans mon atelier, qui m’inspirent. Cela fait partie des choses qui font qu’on s’y croit : quand tu peux voir le nom des rues comme Regent Street, tu rêves déjà ! On a l’impression de suivre l’enquête dans Londres.

Et les idéogrammes chinois ?

B.D. : Là, j’avoue que j’ai un peu transpiré, car en raison du manque de temps, j’ai essentiellement utilisé Google translate, ha hum… et aussi un site plus sérieux. J’ai comparé les deux sources pour voir ce qui me semblait le plus crédible, et en fait, heureusement, car lors d’une dédicace, une famille chinoise m’a confirmé qu’il n’y avait pas d’erreurs, sauf sur un des signes où j’ai un peu trop descendu une barre…

C.L. : De toute façon, il ne nous serait pas pas venu à l’idée de mettre quelque chose qui ne correspondrait pas à la réalité !

B.D. : Il y a un restau chinois qu’on commence à bien connaître à Paris. Je n’ai pas osé leur demander de tout relire, mais déjà la restauratrice m’a donné un super conseil pour ma recherche de caractères : les caractères simplifiés (pinyin) n’ont existé qu’à partir des années 1950… Donc j’ai recommencé mes recherches et j’ai repris certains caractères, qui étaient beaucoup plus complexes dans leur version ancienne ! D’ailleurs, nous avons appris qu’il allait peut-être y avoir une traduction de notre BD en chinois…

sherlock-ideoC.L. : … donc on est content de ne pas avoir fait n’importe quoi ! Il n’y a rien non plus qui pourrait froisser les Chinois dans le diptyque, au contraire. Là aussi, on respecte l’esprit de Conan Doyle, qui en tant que personnage public a pris des positions assez courageuses contre le racisme, même s’il était très patriotique.

B.D. : Pour son époque, il était quand même franchement progressiste. Je conseille à ce sujet la lecture du roman Arthur et George, de Julian Barnes.

D’où vient l’inspiration pour les traits des personnages ?

B.D. : Il y a l’aspect gravure dont on a déjà parlé, et avec Cyril, on s’est concerté pour soit continuer dans le semi-réalisme que j’utilisais dans ma série Psycho-investigateur, soit d’aller plus loin dans le côté « caricature »… Je n’aime pas trop ce mot, disons plutôt cartoon. On cherchait à se distinguer des BD sur Sherlock Holmes qui existent : la plupart sont plutôt en style réaliste, comme la série Holmes de Luc Brunschwig et Cecil (Futuropolis), que je cite car elle est qualitative ! Et en plus de vouloir se différencier, l’autre raison est qu’avant de faire de la bande dessinée, je faisais de l’illustration jeunesse et du dessin de presse, et j’avais un style beaucoup plus caricatural. Donc ça m’est venu assez naturellement. Je ne savais pas si Cyril accrocherait mais ça lui a beaucoup plu. Dès le départ, j’avais envie de m’inspirer de Peter Cushing pour les traits de Sherlock, et d’avoir des tronches vraiment marquées. Ce type de cartoonisation un peu anguleux colle bien aussi avec les éditions Ankama, ça apporte une touche moderne par rapport à une BD qui serait très réaliste.

Votre album a été sélectionné pour plusieurs prix (Landerneau, Fnac France Inter, Canal BD…), cela vous a surpris ?

C.L. : Oui ! On est à la fois surpris et très contents… Bon, à chaque fois dans les sélections, il y a du lourd en face ! Mais depuis le début, tout nous surprend avec cet album. Un mois avant sa sortie, déjà, nous avions un très bon accueil des libraires. Le tirage initial était de 8 000 exemplaires et il a fallu tout de suite faire un retirage de 5 000 exemplaires. On sentait le frémissement, qu’il se passait quelque chose. Avec l’annonce fin octobre 2019 de la sélection pour le prix Fnac France Inter, un cinquième tirage a été lancé, puis un sixième, ce qui porte le nombre d’exemplaires imprimés à ce jour [janvier 2020, NDLR] à 64 000.

B.D. : C’est au-delà de ce qu’on pouvait espérer !

dans-la-tete-de-sherlock-holmes_couvQuestion dont la réponse est attendue par tous vos lecteurs : quand paraîtra le tome 2 de L’Affaire du ticket scandaleux ?

C.L. : Fin 2020, début 2021 normalement.

B.D. : Je fais tout pour que ça sorte au plus vite… J’aimerais bien plutôt avant Noël que pour Angoulême ! Et il y aura un tome 3 de Dans la tête de Sherlock Holmes, mais qui sera cette fois une histoire complète d’environ 62 pages.

Benoît est donc occupé pour les deux ans à venir… Et Cyril, d’autres projets de scénario en attendant que le dessin avance ?

C.L. : Pas encore de projet concret et certain, mais il se pourrait que je reprenne un scénario avec mon père, Philippe Luguy. Il était aussi auteur de bande dessinée (notamment de la série Percevan), je suis donc tombé dedans tout petit. Il a fait une série fantastique qui s’appelait Gildwin, que le scénariste Allan Toriel a lâchée, donc je vais peut-être m’y atteler.

Propos recueillis, au festival Quai des bulles de Saint-Malo, par Natacha Lefauconnier

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Dans la tête de Sherlok Holmes #1.
Par Benoît dahan et Cyril Liéron.
Ankama, 14,90 €, mai 2019.

Images © Dahan-Liéron/Ankama – photo © BoDoï

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