Craig Thompson décrypte « Habibi »
Avec Habibi, l’Américain Craig Thompson, 36 ans, frappe un coup magistral. L’auteur de Blankets livre une saga tourbillonnante, dense et profonde. Autour du parcours chaotique et douloureux d’un couple brisé, composé de la belle et convoitée Dodola, dont le corps est souvent maltraité par les hommes, et du doux Zam, devenu eunuque. Usant d’un noir et blanc profond et de moult ornements, l’artiste tient son lecteur en haleine, creusant des thèmes complexes – la sexualité, la religion, l’environnement… Un pavé monumental (672 pages !) sur lequel il revient pour BoDoï.
Comment l’histoire de Zam et Dodola est-elle née ?
Je ne saurais expliquer pourquoi, mais je savais que j’allais travailler sur les enfants esclaves. Je me suis intéressé au rôle des prostituées et des eunuques, et j’ai senti que tout se mettait en place : mes héros seraient sexuellement abîmés. J’ai moi-même subi des traumas sexuels : lorsque j’étais petit, une personne proche de moi s’est fait violer ; plus tard, j’ai été molesté par mon baby-sitter. Faire Habibi m’était nécessaire : j’ai ainsi créé un container pour y placer le chaos qui m’habitait.
D’où est venue votre inspiration ?
En grande partie des 1001 Nuits. J’ai aimé la sensualité, la violence, l’aventure et même l’humour scatologique qui s’en dégageaient. Dodola est une sorte de Shéhérazade, qui raconte des histoires à Zam pour l’aider à survivre. Au début, je recyclais carrément des récits des 1001 Nuits, que j’ai par la suite ôtés. J’avais envie d’un cadre comme celui de StarWars, d’un univers évoquant des temps très reculés, et en même temps modernes. Cela m’a permis de faire une allégorie, de tracer un parallèle avec notre monde actuel. Habibi se passe dans un endroit qui évoque à la fois l’Inde, le Maroc, le Vietnam, les Etats-Unis… Cet environnement est tellement fort, qu’il en vient à « avaler » les personnages.
Une planète polluée – où l’eau et la nourriture manquent cruellement – est au coeur de l’intrigue.
Il s’agit d’une Terre empoisonnée, en péril. Cela traduit mon souci de l’environnement : mon père était plombier, et m’a appris à quel point l’eau est précieuse. Mes parents sont très préoccupés des déchets qu’ils laissent derrière eux, ils vivent en auto-suffisance, en mangeant les produits de leur jardin. Personnellement, je suis moins précautionneux qu’eux. Je vis à Portland, une ville américaine consumériste. Et quand je pars en tournée pour mes livres, je bois de l’eau embouteillée…
Comment s’est passée la réalisation de cet énorme ouvrage ?
J’ai commencé le brouillon d’Habibi en 2004. Après deux cents pages, je suis tombé en panne d’inspiration. A l’époque, j’étais allé au Festival d’Angoulême, et je m’amusais à tracer des sudokus mystiques dans mes carnets, avec des caractères orientaux. Cela m’a poussé à diviser mon histoire en neuf chapitres, et à accorder autant d’importance aux formes géométriques. Au fil de mes recherches sur l’art islamique et la calligraphie, la religion a pris une place de plus en plus large dans l’histoire : j’ai lu le Coran pour la première fois, et sa poésie merveilleuse m’a charmé.
Vous présentez l’Islam avec beaucoup de respect.
L’islamophobie actuelle aux Etats-Unis m’a donné envie de montrer la beauté de cette religion. Je suis depuis de plus en plus conscient du fait que l’Amérique se nourrit de la pauvreté d’autres peuples. Cela n’est d’aucune façon une excuse pour causer la mort d’innocents, mais il me semble tout de même que mon pays a, en quelque sorte, invité les terroristes à agir comme ils l’ont fait.
Pourquoi avoir choisi de dessiner à l’encre de Chine ?
Le livre comme objet artistique se meurt à cause de la technologie et des e-books. Or je suis fasciné par les vieilles traditions graphiques, j’adore les manuscrits et les enluminures. Pour Habibi, j’ai d’abord réalisé au stylo bille un exemplaire miniaturisé, une sorte de story-board ultra détaillé. Je l’ai montré à mes amis, j’ai réécrit une centaine de pages et résolu certains problèmes narratifs. Ensuite, je me suis mis au dessin, avec des crayons, des pinceaux, et une bouteille d’encre. Je n’ai utilisé l’ordinateur que pour figurer les ornementations islamiques. J’aime travailler ainsi, à l’ancienne, j’ai l’impression d’être un chevalier Jedi !
Vous avez mis sept ans à réaliser Habibi. En quoi cette expérience vous a-t-elle transformé ?
Je suis plus vieux, évidemment… Mais j’ai aussi plus les pieds sur terre, j’habite mieux mon propre corps. Afin de me protéger et ne pas devenir fou, j’ai dû accorder moins d’importance à l’esprit, et m’ancrer dans le monde. Au cours de cette période, j’ai plusieurs fois pensé abandonner le métier d’auteur de bandes dessinées. Mais je me sentais responsable de mes personnages, comme un parent l’est de ses enfants.
Quels sont vos projets ?
J’en ai trois simultanés, beaucoup moins importants qu’Habibi : ils feront au maximum deux cents pages. Il s’agit d’un livre d’aventures pour enfants, d’un ouvrage érotique, et enfin d’un roman graphique réaliste, lié à l’économie mondiale.
Propos recueillis et traduits (de l’anglais) par Laurence Le Saux
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Habibi
Par Craig Thompson.
Casterman, 24,95€, le 26 octobre 2011.
Images © Casterman.
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