Cy irradie la rentrée BD
C’est l’un des albums événements de la rentrée BD : premier livre de la nouvelle collection « Karma » des éditions Glénat, Radium Girls raconte l’histoire vraie d’ouvrières américaines des années 1920, qui peignaient le cadran de montres phosphorescentes avec de la peinture au radium, une substance qui les a irradiées, mutilées et tuées. Un procès contre l’employeur a eu lieu à l’époque, qui a entraîné une évolution de la législation. Mais ce n’est pas un livre judiciaire qu’a composé l’autrice Cy, avec ses délicats crayons de couleurs dans des tons de violet et de vert. C’est une bande dessinée sur l’émancipation des femmes, sur les mouvement sociétaux dans l’entre-deux-guerres aux États-Unis, sur l’horreur de la machine capitaliste. Et sur une bande de copines fauchées en plein élan, abandonnées de tous ou presque. Retour avec Cy sur cette histoire déchirante.
Comment êtes-vous tombée sur l’histoire de ces Radium Girls ?
En cliquant sur un lien vers article partagé sur les réseaux sociaux, car je pensais que c’était un groupe de rock féminin ! J’ai été d’autant plus intriguée et choquée de ce que j’ai découvert… J’ai poursuivi mes recherches, notamment du côté des sources américaines, car il y a peu d’articles en français sur cette histoire. Ça ne m’a pas vraiment surpris, car la grande Histoire fait souvent disparaître les femmes, qui étaient, de surcroît, la chair à canon du capitalisme à l’époque. Ce que les Radium Girls ont vécu, d’autres l’ont vécu avant elles, comme ces ouvrières intoxiquées au phosphore dans des fabriques d’allumettes au siècle précédent. C’est une histoire de lutte féministe autant que de lutte des classes.
Et encore, les Radium Girls, avant de tomber malades, n’étaient pas les plus mal loties des ouvrières.
C’est vrai, car elles travaillaient pour la Rolls des fabriques : le radium était précieux, il valait 1000 fois le prix de l’or. Les ouvrières gagnaient un meilleur salaire qu’ailleurs, elles étaient les « cool kids » de la middle class. Car les dangers du radium étaient pas ou peu connus : c’était l’élément miracle, on en mettait partout, même dans des couvertures pour bébé ! Toutes les publicités que j’inclus dans la BD sont réelles. C’est comme si dans vingt ans, on découvrait que l’eau de coco est cancérigène… La cigarette a connu un peu la même trajectoire, avant que ses méfaits soient démontrés. Sauf qu’avec le radium, c’est allé plus vite : car on peut en mourir en moins de cinq ans. Mais les Ghost Girls comme on les appelait, car elles brillaient dans le noir, pensaient qu’elles manipulaient juste une peinture phosphorescente amusante. La légende disait qu’on voyait leur squelette à travers leur peau… Ce qui est vrai, c’est qu’elles ont été enterrées dans des cercueils en plomb et que leurs restes ont continué à irradier longtemps.
Pourtant, vous montrez que certains scientifiques se doutaient des risques.
Si les filles n’avaient sans doute jamais entendu parler de Marie Curie, les ingénieurs, qui travaillaient au-dessus de l’atelier, se protégeaient. Et j’ai découvert lors de mes recherches des éléments encore plus fous : l’entreprise USRC avait commandé un rapport à des médecins dans le but de démontrer l’innocuité du radium. Or, ces médecins ont alerté sur ses dangers. L’USRC a étouffé le rapport, et a simplement mis fin à la technique du « lip, dip, paint » par laquelle les ouvrières ingéraient du radium toute la journée en lissant le pinceau entre leurs lèvres. Mais même sans cette technique, elles baignaient dans le radium, car la peinture était livrée sous forme de poudre avant d’être mélangée à de la colle : le radium était donc en suspension dans l’atelier en permanence…
Pourquoi n’avez-vous pas inclus tous ces détails terrifiants dans votre album ?
Il a été très difficile de faire le tri entre toutes ces informations. Mais je m’étais fixée une ligne : raconter un groupe de filles qui profitent de la vie avant de tomber en enfer, et ne pas faire sortir le lecteur du récit en l’assommant de données. Ce choix de départ vient d’une discussion avec mon éditeur, Aurélien Ducoudray. Quand je lui ai présenté le projet, il s’agissait d’une BD biographique assez classique qui suivait le personnage de Grace. Il a trouvé que cela manquait de fluidité et c’est là que je me suis rendue compte que c’était cette dynamique de groupe de filles qui m’intéressait dans cette histoire.
Comment les avez-vous campées ? Aviez-vous beaucoup de matériel à disposition pour brosser leur caractère et leur allure ?
J’ai travaillé à partir des rares photos qu’on trouve d’elles, mais il ne reste pas grand chose… Je me suis aussi forcément inspirée de ma bande de potes, et je me retrouve un peu dans chacune d’elles. Mais tous les personnages que je dessine ont existé, et la seule entorse à la réalité que je me suis permise est qu’elles n’ont pas toutes travaillé ensemble, au même moment.
Vous montrez aussi qu’elles vivent dans un monde qui évolue très vite.
Pendant ces années-là, il s’est passé énormément de choses très importantes dans l’Histoire des États-Unis. La Prohibition, le droit de votes accordé aux femmes… Ces événements ont forcément dû marquer leur vie, je ne pouvais pas passer à côté. Et imaginer leurs réactions, enthousiastes ou plus perplexes, face à ces bouleversements.
La dernière partie, celle consacrée aux procédures et procès contre l’entreprise, est plus elliptique: on s’attarde davantage sur la fin de vie des personnages plutôt que sur le combat judiciaire. Pourquoi ?
Au-delà de mes lacunes juridiques, c’est toujours pour la même raison : je ne voulais pas faire un traité sur le radium, ni une chronique judiciaire, encore moins me perdre dans de longues explications qui auraient rompu la fluidité du récit. En plus, les procédures ont été très longues, allongées par la compagnie même, qui espérait secrètement que les filles meurent avant que la justice ait pu trancher. C’était donc la partie la plus complexe à aborder, alors j’ai préféré faire une grande ellipse et emmener le lecteur directement à la conclusion et au dernier rebondissement.
Comment s’est imposé le style graphique, lumineux et sobre ?
La sobriété est à l’image de l’époque, je pense. Au départ, j’étais emballée de dessiner les années 1920 en Amérique, les belles robes, les chapeaux… Mais en accumulant de la documentation, je me suis aperçue que cette iconographie clinquante correspond à celle d’une caste de privilégiés et non à celle de la middle class qui m’intéressait. Les ouvrières de l’époque portaient quotidiennement une jupe longue et un chemisier, et ne possédaient sans doute qu’une seule robe pour sortir ou pour les fêtes. Comme outil, j’ai choisi des crayons de couleurs aquarellables, mais sans eau, que j’utilise pour des travaux d’illustration mais avec lesquels je n’avais jamais fait de BD. J’ai réalisé l’album avec une dizaine de crayons différents seulement, en superposant les couches pour obtenir des effets de teintes différents. J’avais essayé une gamme de couleurs dans les ocres au départ, mais ça ne me plaisait guère, alors je suis revenu au violet que j’aime tant. Et qui met parfaitement en lumière le vert radium.
Dans sa seconde moitié, le livre est rythmé par des pleines pages où l’on voit vos personnages telles des statues, lacérées par des rais de lumière. Que symbolisent ces pages ?
Comme dans le film L’Ordre et la morale de Mathieu Kassovitz, qui était ponctué d’images qui prenaient à la gorge, j’ai placé ces pages comme des coups de semonce, annonçant le pire. La première à apparaître est Mollie, puis dans les pages suivantes, on comprend qu’elle est morte. Et le récit prend une autre tournure. Je dessine les filles dans une posture et une lumière qui évoquent un aspect pénitentiaire : en ingérant le radium, elles ont pris perpét’.
Toutefois, vous restez pudique sur la souffrance des malades et leur lente agonie.
J’aurais pu montrer les ravages du radium sur le corps des filles, les membres mutilés, les tumeurs grosses comme des ballons. Certaines ont même perdu leur mâchoire… Et, en plus, elles ont fini ruinées car elles ne pouvaient plus travailler, l’inflation était galopante à l’époque et les soins étaient coûteux… Mais je ne voulais pas faire une BD de martyres. Je voulais qu’on garde des Radium Girls le souvenir de filles lumineuses, sans mauvais jeu de mots, qui voulaient vivre pleinement leur vie, qui ont été écrasées par la machine politique et industrielle, mais qui pu faire avancer les choses.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Radium Girls.
Par Cy.
Glénat, coll. Karma, 22 €, août 2020.
Images © Cy/Glénat – Photo © Lisa Miquet
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