Dans le refuge de Zeina Abirached et Mathias Enard
C’est l’histoire de trois rencontres. D’abord, celle entre Mathias Énard, romancier et Prix Goncourt pour Boussole (2015), et la talentueuse dessinatrice libanaise, Zeina Abirached (Le Jeu des hirondelles, Le Piano oriental). De cette première rencontre est née celle entre Karsten, bobo berlinois, et Nayla, réfugiée syrienne et docteure en astronomie. C’est ce couple qui est au coeur de Prendre refuge, paru l’automne dernier chez Casterman. La troisième rencontre, c’est la nôtre, avec les deux auteurs, au dernier Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, où ils venaient présenter leur livre.
Comment est née cette collaboration?
Zeina Abirached : L’idée est née en 2015, l’année du Prix Goncourt de Mathias. On se croisait tout le temps dans les salons et les festivals, et on était très copains. Un soir, il m’a dit, sur le ton de la rigolade : « Quand est-ce qu’on fait une BD ensemble ? » Un peu prise au dépourvu, je lui ai répondu : « Quand tu veux. » Trois jours plus tard, il m’envoyait un mini-synopsis où il y avait déjà tous les éléments qui m’ont donné envie de faire ce livre : les deux exploratrices, les bouddhas de Bâmiyân, et son idée de raconter en miroir une histoire contemporaine syro-berlinoise.
Comment vous êtes-vous réparti le travail ?
Z.A. : Mathias a écrit toute la partie afghane, mais on élaboré la partie allemande à deux. Pour cette partie, je me suis servie de mon expérience de l’exil, toute proportion regardée, pour raconter le parcours de Nayla [Zeina Abirached est libanaise mais vit en France. Durant la guerre civile, elle a dû fuir à plusieurs reprises le Liban avec sa famille, NDLR]. On a souhaité suggérer, avec pudeur, son intimité et son monde, pour montrer que ceux qu’on appelle « les réfugiés » ne sont pas une masse informe mais des personnes, au singulier.
Mathias Énard, c’est la première fois que vous écrivez pour de la bande dessinée. Est-ce que ça a été facile ?
Mathias Énard : Je n’ai pas eu de problèmes, mais ce n’est effectivement pas du tout la même chose. Dans un roman, l’histoire tout entière est soutenue par les mots. Dans l’écriture de BD, au contraire, il s’agit d’écrire pour le dessin. À part les dialogues, il y a très peu de mots qui restent, puisque les indications pour le dessinateur disparaissent dans le rendu final. Il s’agit aussi d’un travail à deux. Ce qui signifie confronter son imaginaire, et toute sa façon de penser, au travail de quelqu’un d’autre, qui a sa propre manière d’aborder les choses. Une collaboration, c’est deux mondes qui communiquent.
Le motif des étoiles est très présent dans le récit. Quelle est sa symbolique ?
M.E. : La présence des étoiles est un point commun aux hommes à travers le temps. Depuis les hommes préhistoriques, c’est la seule chose qui n’a pas bougé, ou quasiment pas, alors que le tracé des mers a évolué, par exemple. Et puis, une grande partie du travail des astronomes, dès la préhistoire, a été de peupler le ciel de récits – comme celui du mythe d’Orion, qu’on évoque dans le livre. Les récits néolithiques sur les étoiles devaient être tout aussi fascinants que ceux que l’on raconte aujourd’hui. Tout aussi poétiques, d’une manière différente. Pour quelqu’un qui raconte des histoires, ce proto-récit formé par l’astronomie est quelque chose de fascinant.
Il y a une sorte de poésie qui se crée autour de la langue de Nayla, qui apprend l’allemand.
M.E. : Quelque chose de difficile à rendre à l’écrit… Je voulais rendre le parler d’une étrangère qui apprend une langue, sans pour autant l’aborder avec quelque chose de l’ordre du mépris. Le langage des étrangers crée un léger décalage, comme un angle avec l’univers. Ça donne son coté très spécial au personnage : on sent que ce qu’elle dit est clair pour elle, mais il ne l’est pas toujours pour nous.
L’histoire est faite de plusieurs fils entrecroisés. Pourquoi avoir ajouté à la trame principale, par exemple, l’histoire des voyageuses européennes en Afghanistan, et par-dessus tout ça, l’histoire d’amour ratée entre Karsten et Elke ?
M.E. : Ces différentes trames donnent à l’histoire une sorte de mouvement circulaire, car nous avons voulu parler de ces moments de basculement, de tournant. Tout l’enjeu était de donner un éclairage différent aux événements en faisant communiquer différents univers, créer une grille de lecture grâce à la superposition. Des Européens au Moyen-Orient, qui entendent les échos de la guerre en Europe, chez eux. Et à l’inverse, aujourd’hui, la réfugiée syrienne qui vient d’une ville détruite (Alep), arrivant à Berlin, ville détruite puis reconstruite. On parle aussi partout de relations manquées.
Z.A. : Les trois femmes de cette histoire sont en mouvement. Elles sont reliées les unes aux autres par une poésie et un rapport au monde qui les portent à la rencontre d’un monde inconnu pour en faire partie, pas seulement administrativement mais en tant qu’être humain. C’est la signification de « chercher refuge », dont le terme « chercher » traduit une démarche active, au contraire de l’expression « prendre refuge », qui est plus passive. Quant à la relation entre Karsten et Elke, on en a beaucoup discuté. J’avais peur que ça brouille les pistes, et je me demandais ce qu’elle apporterait. Un pendant féminin à Nayla, peut-être ? Elle est beaucoup plus joueuse, dans la séduction.
D’ailleurs, on commence l’histoire aux côtés de Karsten, mais le véritable personnage principal serait plutôt Nayla, non ?
Z.A. : On est sûrement plus proche d’elle, oui. Mais Karsten est touchant aussi, il est accueillant et sans a priori – au contraire de ses amis, qui sont un peu balourds et véhiculent plus de clichés, dans la manière qu’ils ont de percevoir l’irruption de cette femme dans la vie de Karsten, qu’ils désignent comme « la Syrienne ». Mais j’ai de la tendresse pour tous nos personnages, jusque dans leur maladresse, justement. La réaction des amis de Karsten n’est pas forcément du racisme. C’est simplement de la méconnaissance, de l’ignorance. On a tous ce réflexe, y compris moi, d’ailleurs. On ne va pas spontanément au fond des choses, et on juge parfois bêtement sans prendre le temps de réfléchir. Même si c’est sûr qu’à propos du Moyen-Orient, il y a en Europe une grande ignorance de certaines subtilités – je le dis déjà dans Le Piano Oriental, avec humour.
On sent que votre dessin a pris un tournant avec cet album.
Z.A. : Je n’avais jamais dessiné d’herbe, de roches, je n’avais jamais fait de scènes de plein air, mais j’ai toujours envie de m’essayer à des choses différentes. Seulement, un dessin se réfléchit et s’invente en fonction d’un ton, d’une histoire. Avec Mathias, c’était l’occasion rêvée d’expérimenter.
Mais la question de mettre de la couleur ne s’est pas posée ?
Z.A. : J’adore mes noirs et blanc. C’est efficace. J’aime aussi l’économie de moyen que ça représente, et le travail sur le motif, dans une sorte de dentelle. En fait, on peut dire que j’écris en noir et blanc. À moins qu’une histoire particulière m’en souffle la nécessité, je ne vois donc pas de raison de changer.
Propos recueillis par Mathieu Péquignot
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Prendre refuge.
Par Zeina Abirached et Mathias Énard.
Casterman, 24 €, septembre 2018.
Images © Zeina Abirached/Casterman
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