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David Sala : « La technique, c’est la liberté »

30 avril 2018 |

sala_joueur_dechecs_folie2Il a dessiné les séries Replay et Nicolas Eymerich inquisiteur sur des scénarios de Jorge Zentner. Puis One of us, seul, avant de donner dans l’illustration jeunesse, comme avec notamment le fabuleux La Colère de Banshee en 2010. À 44 ans, David Sala revient avec une adaptation d’une une oeuvre majeure du XXe siècle, Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Auteur qui a fui son Autriche natale dès 1934 et s’est suicidé en 1942 ; Le Joueur d’échecs a été publié à titre posthume. Qu’est-ce qui a poussé le Strasbourgeois à passer deux ans et demi à mettre en images ce roman désespéré, qui dénonçait la barbarie nazie avant même qu’on ne découvre les camps de la mort ? David Sala revient sur ce travail vertigineux, sa passion pour Zweig et les peintres viennois, et partage ses réflexions autour de la technique, gage selon lui, de liberté absolue.

Comment affronte-t-on à un monument de la littérature comme Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig ?

C’est effectivement difficile de s’attaquer à un chef d’oeuvre. La peur d’être à côté ou de ne pas être à la hauteur est grande. Bien sûr, on veut éviter les écueils, surmonter les difficultés : l’emprisonnement, la folie, le temps qui passe, les silences… Tous ces sentiments, ces huis-clos, ne sont pas visuellement faciles à aborder. Il y avait plein d’obstacles ! Je suis parti sur ce projet sur la pointe des pieds. Mais c’était un défi et une profonde envie, car j’ai tout de suite senti à la lecture de ce texte quelque chose de fort qui résonne encore aujourd’hui : la tolérance, la liberté… tout ça n’est pas gagné, loin de là. Le sujet reste donc d’actualité.

Le Joueur d’échecs est une histoire sombre.

C’est une histoire assez noire, assez terrible. Zweig scénarise tout ça, avec une manière très littéraire, mais le sujet reste la fin d’une civilisation. Il y a quelque chose de très pessimiste quand même. Le suicide de Zweig ajoute à la dramatique de cette nouvelle, qui résonne différemment. Pour Zweig, c’est la fin de la son monde à lui : un monde de culture, d’intelligence, d’esthétisme et d’esprit. L’arrivée des nazis signifie l’effondrement de son idéal de société. Dans son dernier livre, Le Monde d’hier, il fait le constat de la fin d’une Vienne multiculturelle, riche, artistiquement novatrice.

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Une période qui vous inspire artistiquement ?

Je m’intéresse à la période de la sécession viennoise, avec Egon Schiele et Gustav Klimt notamment, qui est un vrai bond en avant. Ils ont amené de la modernité dans l’art, de l’érotisme, de la sexualité. Ces peintres ont ouvert une brèche, forcément. Ils m’ont beaucoup marqué pendant ma période d’études et qui m’inspirent toujours. C’est vraiment cette liberté qu’ils proposent qui est enthousiasmante.

sala_joueur_dechecs_bateau Vous jouez dans cet album sur un anachronisme visuel, pourquoi ?

Visuellement, en effet, on est plutôt dans les années 20. Justement, c’est en rapport avec ce monde d’hier, ce monde perdu. D’un côté, on a ces gens qui font cette traversée, ces gens élégants, dans un monde dénué de toute contrainte financière, entourés de beau, de calme. Et à l’inverse, Monsieur B., lui, a été confronté à cette barbarie-là. Je voulais rappeler cette idée très présente chez Zweig du monde d’hier. C’est un temps suspendu, celui d’un monde qui bascule, que les passagers eux ne ressentent pas, ou ne veulent pas voir. Sauf Monsieur B. qui a une autre vérité.

Vous êtes-vous affranchi des adaptations, notamment BD ? Quelle a été votre démarche de travail ?

Je n’ai rien vu, rien lu. Je suis parti uniquement du texte de Stefan Zweig que j’ai storyboardé, comme on peut le voir en fin d’album, sur quelques extraits de ce travail préliminaire. Je voulais que tout soit parfaitement calibré, qu’il n’y ait aucune place à l’improvisation. La seule partie où je me suis laissé un peu de liberté, c’est dans la couleur, ou sur les costumes, où j’ai laissé glisser le pinceau. Mais concrètement chaque plan a été pensé. Le gros travail a été d’inventer un langage narratif, parce qu’il fallait exprimer des choses qui parfois étaient très intérieures, très littéraires. Le texte de Zweig est magnifique, je m’en suis servi pour rajouter des éléments, des détails, mais ma démarche est celle d’un dessinateur. Il fallait que je raconte par l’image, absolument.

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La mise en page et l’agencement des cases semblent particulièrement réfléchis.

Il y a deux choses : une volonté claire de marquer le temps et une volonté de pousser le lecteur à s’arrêter. En modifiant le sens classique de lecture, le lecteur doit pouvoir piocher une image dans une planche. Certaines pages peuvent être lues dans tous les sens car l’important c’est de transmettre un sentiment, une émotion. Celles sur la déshumanisation du protagoniste en sont de bons exemples. Je ne donne pas la clé de cette planche, on l’interprète comme on veut, mais l’idée est de s’interroger : qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que cela dit ? Qu’est-ce que ça évoque et ça génère chez moi ? Sur certains aspects, il a fallu inventer : comment retranscrire la folie de Monsieur B. ? Dans le texte il n’y a pas de solutions, ce fut à moi de les trouver. C’était en même temps effrayant et passionnant de devoir justement trouver la manière de raconter par l’image. C’est en cela que la BD est un média extrêmement riche.

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Comment avez-vous pensé les personnages physiquement ?

Pour Monsieur B., il y a très peu de description dans le livre : visage très pâle, traits acérés… Cela me permettait d’avoir une certaine liberté dans ce qui, en plus, m’intéresse beaucoup, les personnages. Les visages, les postures, tout cela m’a toujours bien plus intéressé que les décors.

sala_joueur_dechecs_decorsQui pourtant sont très soignés, très détaillés…

Oui, c’est vrai. Il y a la volonté de transmettre l’esprit d’une époque, l’esprit de l’Art Nouveau. Quand on revoit certains sols, certains meubles ou certains objets de cette époque tout était extrêmement travaillé. Il y avait de l’élégance absolument partout. Cela participe à la grandeur de ce moment.

Face à votre planche, avec vos aquarelles, comment travaillez-vous ?

Dans cet ouvrage, j’ai fait un véritable travail d’aplats à l’aquarelle, il n’y a pas vraiment d’ombres. Parfois quelques dégradés. J’ai voulu quelque chose de très simple. Et puis mon parti pris graphique était de travailler sur les Sfumato, sur des thèmes nets qui s’opposent à des parties vibrantes, qui fusent un petit peu. Le contraste entre la netteté que peut apporter l’aquarelle et les flous sur les contours, qui peut être réaliser aussi grâce à l’aquarelle, a guidé mon pinceau. De même, l’absence de tracés de cadres de cases contribue à cet effet de flou, maîtrisé tout de même. Le contraste, on le retrouve aussi dans les couleurs : chaudes, froides. Dans les scènes : intérieures (la chambre d’hôtel), extérieures (le pont du bateau)… Le huis-clos qui s’oppose aux bouffées d’oxygène.

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Vous semblez accorder beaucoup d’importance à la technique.

La technique, c’est la liberté. Je suis plutôt un défenseur du travail, du labeur, du geste. Au delà de la recherche de l’esthétisme, c’est se donner un espace de liberté. Plus on maîtrise son média, plus on peut le déformer, le transformer, sans être voué à se répéter. Je change très souvent : crayons, ordinateur, peinture à l’huile, et à chaque fois je raconte différemment, car on s’adapte à une histoire. Je suis partisan de la maîtrise de la technique pour s’ouvrir tous les champs des possibles. Lorsque je suis passé à l’illustration jeunesse, c’était également un moment où j’avais besoin de me questionner sur mes habitudes, je sentais que je tournais en rond dans la BD, et ces opportunités en tant qu’illustrateur m’ont permis de repenser mon trait. Je vois que ces travaux ont nourri mon travail actuel, et tout particulièrement pour Le Joueur d’échecs.

Quels sont vos projets ?

le_joueur_dechecs_couvJe suis en train de finir un album jeunesse pour Casterman. Je suis parti d’une pochette de disque, que j’ai réalisée pour un copain dont le groupe s’appelle A Song : on a revisité une image du Douanier Rousseau, où on le voit ; lui voulait la même chose mais sur un âne ! J’ai fait une image un peu psychédélique, on la trouvait assez sympa, et du coup chez Casterman, on a décidé d’en décliner un album jeunesse avec Alex Cousseau aux textes. Pour le personnage central, je me suis inspiré de mon idole, John Lennon, dans sa période années 70. J’ai recherché un trait naïf, onirique, presque enfantin. Sortie prévue en octobre 2018.

Propos recueillis par Marc Lamonzie

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Le Joueur d’échecs
Par David Sala.
Casterman, 20 €, octobre 2017.

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