Facteur pour femmes
Lorsque la mobilisation est décrétée, le 1er août 1914, elle surprend les Français, plus occupés par les futures moissons que par la poudrière des Balkans. Pourtant, les esprits sont préparés : il va falloir en découdre avec l’ennemi allemand. Dans cette île bretonne battue par les vents, peu ont eu l’occasion de fouler le continent. La mobilisation générale les rappelle à la cause nationale. Il va falloir combattre et délaisser les champs et la pêche. Quand l’instituteur, « hussard noir de la République » écrit au tableau « aucune île n’est à l’abri des continents imbéciles », c’est tout un drame qui se dessine à la craie sur le tableau noir de la petite école.
L’île se vide de ses mâles vigoureux, qui rejoignent les terres inconnues de l’Aisne ou de la Somme. Seuls des enfants immatures et d’impotents vieillards continuent de peupler le petit bout de terre qui sent bon les embruns salés. Il y a aussi Maël, dont le pied bot l’a mis à l’écart de tous et de tout, et même de la guerre. Orphelin de mère, son père, un homme violent porté sur la bouteille, le tyrannise. Lorsqu’on lui propose de devenir le facteur de l’île, il accueille la nouvelle comme une vraie libération.
Didier Quella-Guyot offre une histoire originale, évocation subtile du premier conflit mondial vu depuis l’arrière reprenant à son compte les grands thèmes du conflit. Au centre, on retrouve les lettres de poilus, véritables passeuses d’histoires et d’Histoire. Chéries, espérées, redoutées à l’époque ; témoignages précieux et irremplaçables de l’horreur du conflit, aujourd’hui. Le facteur symbolise donc toute l’espérance et l’effroi ressentis par ceux qui attendent – le plus souvent, celles qui attendent, les femmes, les vraies héroïnes de cet ouvrage. Nolwen, Simone, Soizig, Clémence… autant de bretonnes courageuses dans leur volonté de poursuivre les travaux attribués aux hommes. Elles n’en restent pas moins humaines, faites de chair et d’os, de volupté et de désir. Autant de charmes dont le jeune Maël va très largement bénéficier. Les auteurs distillent, et par le verbe et par le trait, des touches d’érotisme et de sensualité qui font tourner la tête du jeune facteur. Approche originale de la place des femmes dans le conflit donc, cette fois non cantonnées à leur rôle de « munitionettes » ou de marraines de guerre mais replacées dans toute leur dimension charnelle.
Loin de rester contemplatif, l’album rebondit intelligemment en transformant le récit historique en récit de genre : et si les hommes venaient à savoir ? Et si Maël, grisé par tant de charmes, venait à abuser de son pouvoir ? À travestir la vérité ? Le risque est bien trop grand dans un monde encore très normé par la morale, surtout religieuse. Sans enfoncer les portes ouvertes, le récit de l’éducation sentimentale du jeune facteur permet de sortir des évocations largement rebattues de la Grande Guerre offrant au lecteur un plaisir coupable à travers tant d’évocations de chairs brûlantes et entremêlés alors même qu’au front les chairs se défont, se détruisent et putréfient.
Le dessin de Sébastien Morice, d’une grande simplicité, sied parfaitement aux paysages bretons : on aime ces planches représentant des paysages à perte de vue qui évoquent irrémédiablement le cri des mouettes, le vent salé ou l’odeur des crêpes sucrés ! Car l’ouvrage est aussi par ses dessins un hommage aux « finis terrae », ces marges géographiques, souvent délaissées, mais qui ont servi, comme les autres, les impératifs de la République française. Le réalisme et le classicisme dans la représentation des personnages renforcent la dimension héroïque de ces hommes ordinaires, de ces anonymes, dont l’Histoire finalement ne retient rien, car eux, femmes ou handicapés, n’ont pas leur nom gravé sur un monument aux morts.
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