Fatty et Buster Keaton, dans l’oeil de Nadar et Julien Frey
Avec Fatty, Nadar et Julien Frey travaillent ensemble pour la troisième fois, après les albums Avec Edouard Luntz et L’Oeil du STO. Ils s’attardent cette fois sur un comédien de l’âge d’or du cinéma muet, grand ami de Buster Keaton : Roscoe « Fatty » Arbuckle. Dont la carrière à Hollywood fut brutalement interrompue par une affaire de moeurs. Et même innocenté, Fatty ne put retrouver les feux de la rampe. Un bon candidat pour les deux auteurs qui s’intéressent aux oubliés de la grande Histoire. Ils s’en expliquent à BoDoï.
Nos lecteurs connaissent Julien Frey, mais vous Nadar, comment êtes-vous venu à la BD ?
Nadar : Comme beaucoup d’auteurs de BD, j’ai commencé à dessiner tout petit, j’ai eu la chance d’être entouré de BD car mon père aimait cela. J’ai déménagé à Barcelone pour étudier les Beaux-Arts, je me suis présenté à différents concours de BD en Espagne, j’ai ensuite travaillé comme libraire après mes études, mais je n’ai jamais vraiment arrêté de dessiner. J’ai acquis progressivement de l’expérience, en fréquentant les auteurs, en me déplaçant sur les festivals. J’ai notamment reçu une bourse pour pratiquer la BD pendant un an à Angoulême. Ce qui a donné mon premier ouvrage, Papier froissé. À partir de là, j’ai commencé à en vivre professionnellement.
Comment est venu l’idée de parler de Roscoe Arbuckle alias « Fatty » ?
Julien Frey : Je suivais un cours sur Buster Keaton à la fac. C’était assez génial de consacrer quatre heures, chaque semaine, à cet artiste. Le prof nous avait montrés un film, Coney Island, dans lequel il y avait Roscoe Arbuckle, et il nous avait dit : « Bon ben lui, sa carrière a été arrêtée à cause d’une affaire de mœurs. » C’était il y a 20 ans. On ne savait rien de ce gros bonhomme qui faisait rire avec Buster Keaton. Il y a trois ans, ma fille voit ce film à l’école. Du coup, j’ai repensé à cette anecdote, sans en savoir beaucoup plus sur les circonstances de l’affaire, et j’ai décidé de creuser un peu, pour en savoir plus. Je me suis aperçu que l’affaire était assez connue aux États-Unis. Je trouvais aussi que ça faisait écho à des sujets d’actualité. J’en ai discuté avec Pep [Nadar], alors qu’il débutait les dessins de L’Œil du STO, ainsi qu’à notre éditeur Futuropolis, et le projet a débuté.
Après Edouard Luntz, vous retombez dans le cinéma. Est-ce la même démarche ?
Julien Frey : C’était assez différent, car pour Edouard Luntz, tout était à trouver. Sur Fatty, nous avions la matière car trois ou quatre journalistes avaient suivi l’affaire précisément. Mon objectif était de raconter une histoire, et l’angle qui s’est imposé est celui de l’amitié avec Buster Keaton. Dans Edouard Luntz, c’est une enquête dans laquelle je me mets en scène, tel un journaliste. Dans le second, c’est plus romanesque : nous réattribuons les dialogues, nous prenons des libertés narratives. Finalement, quand on est un auteur, on est obligé de mentir pour dire la vérité.
Comment fonctionne votre « binôme » ?.
Nadar : Julien m’aide beaucoup, il cherche des documents d’époque. Pour la mise en page, c’est 50/50. Je commence et je propose, puis il m’indique des choses. Il y a beaucoup d’allers-retours. Mon approche a été différente par rapport à l’album Edouard Luntz : c’était du noir et blanc, le ton était plus documentaire. Ce que je voulais sur Fatty, c’était faire de la couleur, de sortir de l’aspect patrimonial de L’Œil du STO.
Julien Frey : Après deux livres en noir et blanc, c’était légitime de vouloir faire de la couleur. En plus, on trouvait intéressant de sortir de la représentation traditionnelle des années 1920. Certes, les films nous sont parvenus en noir et blanc, mais on ne voulait pas tomber dans ce cliché. Et puis, on voulait parler des acteurs, et pas des rôles qu’ils interprétaient, finalement l’acteur Keaton était bien différent des personnages qu’il interprétait et on voulait faire ressortir cet aspect.
Pourquoi prendre clairement partie pour Arbuckle ?
Julien Frey : En effet, il faut faire attention. Il y a encore des innocents. On n’est pas encore à l’heure de BFM, mais les journaux de William Hearst ont ravagé la carrière d’Arbuckle. Ils publiaient trois fois par jour, à base de fausses infos. Il y a déjà cette idée d’emballement médiatique. Moi, j’ai un peu de mal avec le tribunal populaire. On connait tous des affaires où des innocents ne se sont jamais relevés, comme lors de l’affaire d’Outreau. Dans le cas de Roscoe, il a été innocenté mais c’était déjà trop tard, le public n’avait plus envie de lui.
Vous avez accordé beaucoup d’importance aux scènes de procès.
Julien Frey : Il y a eu trois procès. Et c’est une succession d’âneries, d’approximations, de mauvaise foi… Il me semblait important de ne pas passer trop rapidement dessus. Certes, il va être innocenté mais pas forcément pour les bonnes raisons. J’avais envie de m’attarder sur les personnages secondaires, les témoins notamment, les accusateurs comme Maude Delmond ou encore les acteurs du système judiciaire comme le procureur Brady qui poursuit des objectifs politiques. Je ne me souviens pas avoir lu des BD qui relate des procès… J’avais envie d’essayer, encore fallait-il trouver la bonne dynamique. C’est vrai que pour le dessinateur, c’était un challenge car tenir la distance sur un huis clos, c’est difficile.
Nadar : Au début, c’est un peu compliqué. Et puis, on prend le pli, voire le défi devient amusant. J’aime bien dessiner des gens qui parlent. Je me suis attardé sur les visages, les expressions, le mouvement, c’est un vrai travail sur le jeu des personnages. Julien avait écrit un scénario peu pesant : j’ai moi aussi suivi cette direction, en donnant un rythme. J’avais vraiment la préoccupation de donner à lire quelque chose de facile, de fluide. Il fallait que l’on comprenne rapidement.
C’est aussi une histoire d’amitié…
Julien Frey : C’est surtout une histoire d’amitié ! Buster Keaton n’a jamais oublié ce mec là. Ce sont « deux gars du Kansas », comme je le rappelle dans un titre de chapitre. Pour moi, ce sont deux hommes qui n’avaient rien à faire à Hollywood. Ils s’y sont cramés les ailes ! J’espère qu’on retiendra le fait que ce sont deux potes. Keaton a toujours gardé la photo de Arbuckle dans son salon. Moi ça me fait rêver ces histoires d’amitié.
…et de souffrance.
Julien Frey : C’est indéniable. D’abord, il y a ce problème à la jambe, sur lequel je n’ai pas trop appuyé de peur d’enfermer l’histoire dans le pathos, mais Arbuckle marche avec une canne. Ce qui l’oblige à se soulager, et à prendre de l’héroïne, dont il devient dépendant. Et puis, il y a ce physique : certes, il en joue pour le comique mais il est dingue de penser que le surnom « Fatty » lui vient de son père… On imagine la blessure, immense.
Nadar, quelles sont vos techniques de dessin ?
Nadar : Sur mes premiers albums, je me suis beaucoup servi des outils numériques. Maintenant, je fais les brouillons au numérique, ce qui est pratique pour échanger avec le scénariste et l’éditeur, et faire les modifications nécessaires. Puis, une fois que nous sommes d’accord, j’imprime et je fais l’encrage à la plume, puis l’aquarelle de manière traditionnelle.
La mise en couleurs est-elle toujours directe ?
Nadar : Sur Salud !, tout a été fait de manière numérique, mais pour Fatty, j’ai préféré m’essayer à une approche plus « artisanale » et j’en suis assez fier ! Je m’étais fixé des objectifs sur cette BD en termes d’unité graphique et je m’y suis tenu, malgré le fait qu’à la main, c’est toujours plus difficile. Même si l’aquarelle est une technique que j’avais apprise, c’est la première fois que je l’applique sur un travail aussi long. J’avais ce besoin un peu curieux de revenir à un travail plus manuel. Et je dois avouer aussi que je ne suis pas un très grand fan de la colorisation numérique. Là, j’y ai pris beaucoup de plaisir.
Comment définiriez-vous votre trait ?
Nadar : J’ai des influences différentes. Je ne pense pas à mon dessin, pour moi il est au service de l’histoire. Qu’est-ce que je vais faire pour raconter ? Voilà le type de questions que je me pose. J’essaie de donner un univers graphique propre à chaque album. J’estime aussi être un peu jeune pour me définir dans une ligne bien précise. Je pense surtout en tant que scénariste, le dessin est un moyen pour parvenir à raconter. On pense un peu pareil avec Julien.
Julien Frey : Moi, je trouve ton trait identifiable. Je suis assez mauvais dans l’analyse, mais je peux dire que son trait me parle, me touche, dans sa façon de capter les choses. Pep ne fait pas de cadeau aux personnages, il n’embellit pas. Je m’attarde sur les personnages secondaires et ils ont des gueules incroyables, j’adore ça. Pep ne triche pas trop avec la réalité.
Vos albums centrés sur l’Espagne, Salud ! et Papier froissé, sont-ils le résultat d’un intérêt particulier pour l’Histoire de votre pays ?
Nadar : Pas spécialement. Il y a des auteurs et des autrices qui s’engagent dans cette démarche mais ce n’est pas mon cas. Je suis tout aussi intéressé par les sujets proposés par Julien. C’est l’Histoire racontée à travers le récit d’un personnage qui m’intéresse, et pas forcément la narration historique pour elle-même. Les petites histoires valent mieux pour moi que l’Histoire avec un grand H.
Publiez-vous aussi en Espagne ?
Nadar : Oui, chez l’éditeur Astiberri. D’ailleurs, tous les livres faits avec Julien ont été publiés chez lui en Espagne.
Julien Frey : Luntz s’est d’ailleurs mieux vendu en Espagne et la presse en a plus parlé ! Le titre, El Cineasta, est peut-être plus vendeur ! L’Œil du STO, appelé Justin en Espagne, connaît également de belles ventes.
Nadar : On peut dire aussi que la concurrence est moins grande en Espagne, car le marché de la BD est plus restreint, ce qui donne peut-être une plus grande visibilité à nos albums et les éditeurs espagnols ont moins de titres à défendre, aussi.
Julien Frey : Il est vrai que la surproduction de BD en France ne permet pas toujours une bonne visibilité. J’ai un ami qui a été en librairie, il a demandé Lisa et Mohamed, le libraire ne l’avait pas. Car lui aussi est submergé par les sorties, les rééditions… C’est dommage.
Avez-vous un projet commun, encore une fois ?
Julien Frey : Oui. Je suis allé en Indonésie avec ma fille l’an dernier. L’idée c’était de lui offrir son rêve d’enfant avant qu’elle devienne ado, c’est-à-dire aller voir des animaux sauvages. J’ai eu la chance de pouvoir rentrer en contact avec une équipe de biologistes qui a pour habitude d’aller au contact de la faune. On les a suivis en mission. Je porte mon regard de gars qui ne connaît pas grand-chose à ce monde, croisé à celui de ma fille, tout en faisant un point sur la situation des espèces en danger. On a eu la bonne idée d’y aller en février 2020, juste avant le premier confinement. Dans l’idée, l’album ressemblera plus à l’album sur Luntz. C’est une enquête de néophytes avec la dimension père-fille, en plus.
Nadar : J’aime bien les animaux et ça me plaît de les dessiner, donc pas de problème pour m’attaquer au style du documentaire animalier !
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Fatty, le premier roi d’Hollywood.
Par Julien Frey et Nadar.
Futuropolis, 208 p., 27 €, août 2021.
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